er, soit apres diner, le soir, car Lanoue, lui, n'a pas perdu
sa place et frequente regulierement son etude d'avoue.
Le plus souvent, je trouvais les Lanoue a table. Je m'asseyais dans un
fauteuil a bascule, pres de la fenetre, et je commencais de me balancer.
Je commencais aussi d'etre injuste, d'etre odieux.
Heureusement que Lanoue est mon ami! Heureusement que je l'aime! Sinon,
il m'agacerait fort.
D'ailleurs, s'il n'y avait pas l'amour, s'il n'y avait pas l'amitie,
tout me degouterait dans l'homme. Regardez-le donc manger! Regardez-le
boire!
Octave Lanoue est un garcon calme, aux reactions paresseuses; il n'est
depourvu ni d'instruction, ni de finesse. Comme il tient de son
ascendance paternelle certaines facons rustiques et de la gaucherie, il
m'arrive, entre camarades, de plaisanter Lanoue; mais je ne peux
souffrir que les autres s'en melent. Railler Lanoue, c'est mon privilege
d'ami, un privilege dont je suis aprement jaloux.
Les jambes jointes, la tete renversee en arriere, le corps affale au
fond du fauteuil qui oscillait a petits coups, je fumais cigarette sur
cigarette en regardant d'un oeil mi-clos les Lanoue prendre leur repas.
Le bebe barbotait dans son assiette. Octave et Marthe, assis face a
face, mangeaient. Ils s'y prenaient comme tout le monde, n'en doutez
pas. Quant a moi, je n'avais qu'a les regarder. Situation penible entre
toutes.
Si vous tenez a votre prestige, ne mangez pas en presence d'un homme qui
ne partage ni votre faim, ni vos aliments.
Pourquoi remplir sa cuiller a tel point qu'une partie du contenu retombe
dans l'assiette avant d'atteindre les levres? Pourquoi introduire la
cuiller en biais et si profondement dans la bouche? Pourquoi faire cette
aspiration bruyante en absorbant le potage?
J'avais peine a surmonter ma repugnance. Cependant les Lanoue ne se
defiaient de rien: ne suis-je pas leur ami? Ne l'ai-je point prouve? Ne
suis-je pas, moi aussi, un homme, avec toutes ses imperfections
humaines?
L'idee que j'apportais a la satisfaction de mes appetits autant de
malproprete naive et de maladresse aggravait mon malaise au lieu de le
dissiper. Il me fallait pourtant reconnaitre que ma machoire aussi
craque pendant la mastication, que, sans doute, je mange aussi la bouche
ouverte, avec des bruits et des claquements mouilles. Assurement l'oeil
du spectateur doit voir remuer ma langue, doit suivre la transformation
des aliments sous l'effort des dents. Sans nul doute,
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