our est aveugle?
Peut-etre m'objecterez-vous que tous les hommes ne sont pas semblables a
Ledieu, a Jay, a Vitet ou a Devrigny. Ah! tenez, je ne sais pas, je ne
sais plus. J'ai connu un type qui faisait ses etudes pour etre dentiste.
Il m'a conduit un jour dans son pavillon de dissection, a "Clamart".
Vous savez: rue du Fer-a-Moulin? Tous les etudiants etaient disposes
autour des tables d'ardoise et depecaient des tetes humaines, pour
apprendre l'anatomie de la face. En general, on ne leur donne pas des
tetes entieres, ce serait du gaspillage.
On scie par le milieu des tetes dont on a rase, au prealable, tout le
poil: moustache, cheveux et barbe. Eh bien, posees a plat, comme des
medailles, decolorees par les antiseptiques, detendues par la mort,
toutes ces moities de tetes se ressemblent affreusement. Ce que j'ai vu
la, c'est l'effigie humaine. Le moule est unique et l'on tire des
millions d'exemplaires.
XVI
Mais puis-je me plaindre, alors que j'ai Lanoue? Lanoue a qui je ne
saurais reprocher qu'une chose: d'etre sans reproche. Vertu parfois bien
irritante, avouez-le.
Je suivis donc le conseil de ma mere et j'allai chez Lanoue. Cette
visite me procura quelque soulagement. Ma mere aurait-elle toujours
raison quand il s'agit de moi?
Plusieurs jours passerent et le mois de novembre arriva. J'aime le mois
de novembre surtout quand il est bien gris, bien brumeux, avec un ciel
bas, rapide, acharne comme une meute derriere une proie.
Puisque la chance m'avait a mepris, je resolus de ne la plus poursuivre,
de l'attendre au gite. J'abandonnai toute demarche.
Je faisais, de mon temps, trois parts variables et passais l'une en
promenade, la seconde chez Lanoue, la derniere a la maison. Mes
promenades n'avaient d'autre but que moi-meme. Je frequentais soit les
petites rues de la montagne Sainte-Genevieve, soit les allees du
Luxembourg, le matin de preference, quand le jardin desert semble une
ile silencieuse au sein de la ville convulsive. Mais, bien que je
connusse parfaitement la silhouette des arbres, la structure des
perspectives, le visage, la demarche et l'itineraire des hommes qui
deambulaient a heures fixes entre les pelouses fanees, ma pensee
demeurait tout entiere occupee d'un autre paysage, d'autres spectacles.
Je me cherchais, je me poursuivais a travers un millier de pensees plus
impetueuses qu'un troupeau de buffles a l'epoque des migrations.
Puis je regagnais la rue du Pot-de-Fer. Je gout
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