--Quand vous aurez la pratique...
Nous redescendions la rue des Halles. Une petite pluie engluait le
bitume, exaltant l'acre odeur de legumes pourris qui est l'haleine
meme de ce quartier.
Lhuilier sortit son cornet de tabac:
--Une cigarette?
Je me sentis lache, lache, et je refusai en mentant:
--Je fume si peu.
Mon compagnon se hatait a mes trousses. Il y avait, dans sa demarche,
quelque chose de sautillant et de trainant tout ensemble: de la fatigue
et de la candeur. Il parlait sans arret, comme le matin. Je n'entendais
pas tout: le tumulte de la rue et celui de ma pensee me derobaient la
plupart de ses paroles. Un mot, toutefois, le mot avenir, surnageait au
milieu de ces propos confus, comme un bouchon dans l'ecume d'une
cataracte.
--En ce moment, me dit Lhuilier, je couche en dortoir, a l'hotel de
l'Impasse. Je n'aime pas le dortoir: je ne peux pas y travailler pour
moi. Mais si je trouve une place, je prendrai une petite chambre. J'ai
tant de choses a faire.
Et il me parla de ses projets jusqu'a l'entree de l'Impasse Maubert.
L'Impasse etait remplie d'une obscurite sous-marine. Tout au fond,
tremblait un quinquet; sur le verre depoli on lisait le mot "hotel".
Lhuilier s'arreta. Il pietinait tout en parlant et j'entendais les
semelles de ses souliers qui, alternativement, aspiraient et crachaient
la boue.
--Dites, murmura-t-il soudain en me prenant la main, dites, vous
reviendrez rue des Halles, vous reviendrez avec moi?
Et il ajouta d'une voix basse, gemissante, changee:
--Je m'ennuie tellement.
Je sentais, dans mes doigts, trembler sa main dont la paume etait moite
et le dos velu.
Je promis de revenir, je promis meme de revenir des le lendemain. Je
regardai bien Lhuilier qu'un reverbere eclairait par saccades, et je
m'en allai. Il me suivit de l'oeil jusqu'au moment ou je tournai le coin
de la rue.
Je montai sans me presser la rue de la montagne Sainte-Genevieve. La
pente me courbait vers le sol. Je me sentais vieilli, diminue, dechu,
taraude d'une tristesse qui ressemblait a la peur. J'osais a peine
rentrer chez moi: il me semblait que je devais porter dans mes
vetements, dans ma peau, dans mon ame, l'odeur de l'agence Barouin. Je
remachais des bribes de pensees absurdes: "Moi, moi, je ne suis pas
fait pour etre malheureux de cette facon-la." Evidemment, j'ai ma facon
d'etre malheureux, une facon que j'ai choisie moi-meme, a mon gout, bien
sur!
Il faut que je vous dise
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