continu que je ne pouvais pas ne pas
entendre, tout en jouant.
Je n'ai aucun talent, c'est entendu; mais, si absurde que cela vous
paraisse, je me sentis blesse. Je n'en voulais pas a ma mere; j'en
voulais a l'autre, oui, a Marguerite. Je lui en voulais de ne pas gouter
ces choses si belles que je joue si mal, et que je jouais quand meme un
peu pour elle. Sur le moment, j'attribuai mon depit a ce que je
considerais comme un manque de respect pour l'art, pour les maitres. Je
dois pourtant reconnaitre que mon orgueil, surtout, etait en jeu, mon
orgueil et d'autres sentiments obscurs dont le temps n'est pas venu de
parler. D'ailleurs, si je vous donne tous ces details, c'est pour bien
vous montrer que j'ai maintes raisons de me juger severement.
Je posai ma flute et entrai dans la salle a manger. Je m'assis d'abord
en face de la cheminee, puis je changeai de chaise pour n'avoir pas a
contempler dans la glace cette figure qui me deplait tant, parfois: ma
pauvre figure.
Accoude a la table, les joues dans les paumes, je demeurai la de longues
minutes, regardant travailler les deux femmes. Marguerite murmura, sans
quitter des yeux son ouvrage:
--Comme c'est beau, ce que vous avez joue ce soir!
Je fis un sourire de travers en repondant:
--Oui, c'est beau, mais je joue si mal!
Elle dit, en battant des cils devant la lampe pour enfiler une
aiguillee:
--Oh! Que non! Vous ne jouez pas mal.
Je lui sus gre de ces quelques gouttes de baume versees sur mon
amour-propre et, surtout, du ton dont elle avait parle. En somme, elle
pouvait fort bien entendre ce que je jouais tout en donnant la replique
a ma mere qu'elle traite avec beaucoup de deference.
Marguerite cousait tres vite, sans la moindre distraction de l'oeil ou
des doigts. Pour ne pas perdre de temps, sans doute, elle evitait de se
moucher, en sorte qu'elle respirait par la bouche et reniflait
frequemment, avec legerete. Cela ne me deplut pas, ce qui est bien
etonnant. Je regardais aller et venir les doigts de Marguerite et aussi
l'ombre que projetait, sur sa joue, une meche folle qui boucle devant
son oreille.
Une tiede paresse m'engourdissait. Je sentais reculer dans un passe
plein d'indulgence les evenements et les visages de ma journee:
Lhuilier, l'agence Barouin, l'adjudant, le vendeur a la sauvette.
Je m'allai coucher bien avant les couturieres. Mes dernieres pensees
furent apaisantes; rien n'etait perdu; quatre mois d'oisivete, ce
n'etait pas
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