n principe que, la ou la nature est belle
et genereuse, les hommes sont mauvais et avares. Nous avions la toutes
les peines du monde a nous procurer les aliments les plus vulgaires que
l'ile produit en abondance, grace a la mauvaise foi insigne, a l'esprit
de rapine des paysans, qui nous faisaient payer les choses a peu
pres dix fois plus que leur valeur, si bien que nous etions a leur
discretion, sous peine de mourir de faim. Nous ne pumes nous procurer
de domestiques, parce que nous n'etions pas _chretiens_ et que personne
d'ailleurs ne voulait servir un _poitrinaire_! Cependant nous etions
installes tant bien que mal. Cette demeure etait d'une poesie
incomparable; nous ne voyions ame qui vive; rien ne troublait
notre travail; apres deux mois d'attente et trois cents francs de
contribution, Chopin avait enfin recu son piano, et les voutes de la
cellule s'enchantaient de ses melodies. La sante et la force poussaient
a vue d'oeil chez Maurice; moi, je faisais le precepteur sept heures par
jour, un peu plus consciencieusement que Tempete (la bonne fille que
j'embrasse _tout de meme_ de bien grand coeur); je travaillais pour mon
compte la moitie de la nuit. Chopin composait des chefs-d'oeuvre, et
nous esperions avaler le reste de nos contrarietes a l'aide de ces
compensations. Mais le climat devenait horrible a cause de l'elevation
de la chartreuse dans la montagne. Nous vivions au milieu des nuages, et
nous passames cinquante jours sans pouvoir descendre dans la plaine: les
chemins s'etaient changes en torrents, et nous n'apercevions plus le
soleil.
Tout cela m'eut semble beau, si le pauvre Chopin eut pu s'en arranger.
Maurice n'en souffrait pas. Le vent et la mer chantaient sur un ton
sublime en battant nos rochers. Les cloitres immenses et deserts
craquaient sur nos tetes. Si j'eusse ecrit la la partie de _Lelia_ qui
se passe au monastere, je l'eusse faite plus belle et plus vraie. Mais
la poitrine de mon pauvre ami allait de mal en pis. Le beau temps ne
revenait pas. Une femme de chambre que j'avais amenee de France et qui,
jusqu'alors, s'etait resignee, moyennant un gros salaire, a faire
la cuisine et le menage, commencait a refuser le service comme trop
penible. Le moment arrivait ou, apres avoir fait le coup de balai et le
pot-au-feu, j'allais aussi tomber de fatigue; car, outre mon travail de
precepteur, outre mon travail litteraire, outre les soins continuels
qu'exigeait l'etat de mon malade, et l'inquietude mor
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