onnee, et qu'il avait heureusement gardee; il en eut
trente-six livres. C'etait de quoi vivre a peu pres six mois avec quatre
sous par jour. Il ne douta pas que ce ne fut assez, et, rassure par le
present, il ecrivit a mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il
avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa
detresse; il lui annonca, au contraire, qu'il avait entrepris une
operation de commerce magnifique, dont les resultats etaient prochains
et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la _Fleurette_, vaisseau a
fret de cent cinquante tonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et
ses soieries; il la supplia de lui rester fidele pendant un an, se
reservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui
jura un eternel amour.
Lorsque mademoiselle Godeau recut cette lettre, elle etait au coin de
son feu, et elle tenait a la main, en guise d'ecran, un de ces bulletins
qu'on imprime dans les ports, qui marquent l'entree et la sortie des
navires, et en meme temps annoncent les desastres. Il ne lui etait
jamais arrive, comme on peut penser, de prendre interet a ces sortes de
choses, et elle n'avait jamais jete les yeux sur une seule de ces
feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin
qu'elle tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut precisement le
nom de la _Fleurette_; le navire avait echoue sur les cotes de France
dans la nuit meme qui avait suivi son depart. L'equipage s'etait sauve a
grand'peine, mais toutes les marchandises avaient ete perdues.
Mademoiselle Godeau, a cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles
avait fait devant elle l'aveu de sa pauvrete; elle en fut aussi desolee
que s'il se fut agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une
tempete, les vents en furie, les cris des noyes, la ruine d'un homme qui
l'aimait, toute une scene de roman, se presenterent a sa pensee; le
bulletin et la lettre lui tomberent des mains; elle se leva dans un
trouble extreme, et, le sein palpitant, les yeux prets a pleurer, elle
se promena a grands pas, resolue a agir dans cette occasion, et se
demandant ce qu'elle devait faire.
Il y a une justice a rendre a l'amour, c'est que plus les motifs qui le
combattent sont forts, clairs, simples, irrecusables, en un mot, moins
il a le sens commun, plus la passion s'irrite, et plus on aime; c'est
une belle chose sous le ciel que cette deraison du coeur; nous ne
vaudrions pas grand'chose sans elle. Apres s'etre
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