re qui s'imprime
au bas des journaux, ne m'en ferait pas un reproche.
J'eus un succes digne de moi, c'est-a-dire sans pareil. Le sujet de mon
ouvrage n'etait autre que moi-meme: je me conformai en cela a la grande
mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passees avec une
fatuite charmante; je mettais le lecteur au fait de mille details
domestiques du plus piquant interet; la description de l'ecuelle de ma
mere ne remplissait pas moins de quatorze chants: j'en avais compte les
rainures, les trous, les bosses, les eclats, les echardes, les clous,
les taches, les teintes diverses, les reflets; j'en montrais le dedans,
le dehors, les bords, le fond, les cotes, les plans inclines, les plans
droits; passant au contenu, j'avais etudie les brins d'herbe, les
pailles, les feuilles seches, les petits morceaux de bois, les
graviers, les gouttes d'eau, les debris de mouches, les pattes de
hannetons cassees qui s'y trouvaient: c'etait une description
ravissante. Mais ne pensez pas que je l'eusse imprimee tout d'une venue;
il y a des lecteurs impertinents qui l'auraient sautee. Je l'avais
habilement coupee par morceaux, et entremelee au recit, afin que rien
n'en fut perdu; en sorte qu'au moment le plus interessant et le plus
dramatique arrivaient tout a coup quinze pages d'ecuelle. Voila, je
crois, un des grands secrets de l'art, et, comme je n'ai point
d'avarice, en profitera qui voudra.
L'Europe entiere fut emue a l'apparition de mon livre; elle devora les
revelations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eut-il
ete autrement? Non seulement j'enumerais tous les faits qui se
rattachaient a ma personne, mais je donnais encore au public un tableau
complet de toutes les revasseries qui m'avaient passe par la tete depuis
l'age de deux mois; j'avais meme intercale au plus bel endroit une ode
composee dans mon oeuf. Bien entendu d'ailleurs que je ne negligeais pas
de traiter en passant le grand sujet qui preoccupe maintenant tant de
monde: a savoir, l'avenir de l'humanite. Ce probleme m'avait paru
interessant; j'en ebauchai, dans un moment de loisir, une solution qui
passa generalement pour satisfaisante.
On m'envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de
felicitation et des declarations d'amour anonymes. Quant aux visites,
je suivais rigoureusement le plan que je m'etais trace; ma porte etait
fermee a tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir
deux etrangers qui s'etaient an
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