est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage,
quand il est la, sans que sa tete inquiete et effarouchee vienne se
placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas
d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur
speciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'etre plus
ennuyeux qu'un bavard, rien que par la facon dont il regarde parler les
autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste a la vie, et
tache de gener, de decourager et d'impatienter les vivants. Avec tout
cela, la marquise le supporte; elle a la charite de l'ecouter, de
l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en
debarrassera jamais.
--Qu'entends-tu par la? demanda Tristan, un peu trouble a ce dernier
mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?
--Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifference railleuse.
Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garcon
et fort a l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute,
et un grand vieux carrosse. Il possede sur tout autre, pres de la
marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans
et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en
conge, permets-moi de te le dire tout bas, peut eblouir et plaire en
passant; mais celui qui est la tous les jours a quinte et quatorze par
etat, sans compter l'industrie, comme dit Basile.
Tandis que les deux freres causaient ainsi, ils avaient laisse les bois
derriere eux et commencaient a entrer dans les vignes. Deja ils
apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.
--Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualites; mais c'est
une coquette. Elle passe pour devote, et elle a un chapelet benit
accroche a son etagere; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en
deplaise, c'est, a mon avis, une femme difficile a deviner et
passablement dangereuse.
--Cela est possible, dit Tristan.
--Et meme probable, reprit son frere. Je ne suis pas fache que tu le
penses comme moi, et je te dirai volontiers a mon tour: Parlons
serieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaitre et de
l'etudier de pres. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune
et beau garcon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que
faire, elle te plait, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui
la vois l'hiver comme l'ete, a Paris comme a la campagne, je
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