pelouse; mais elle etait seule, contre
l'ordinaire. Tristan changea tout a coup de visage.
--Ecoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as
du coeur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni
loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a
dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugue par cette
femme; elle est si charmante, si aimable, si seduisante, quand elle
veut...
--Je le sais tres bien, dit Armand.
--Non, s'ecria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grace, de
douceur, de piete, car enfin elle fait l'aumone, comme tu dis, et
remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les
dehors de la franchise et de la bonte, elle puisse etre telle que tu te
l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en
chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier a ta parole. Je vais
a Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mere s'inquiete de ne
pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon
cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte
visite, et je reviendrai sur-le-champ.
--Pourquoi ce mystere, s'il en est ainsi?
--Parce que la marquise elle-meme reconnait que c'est le plus sage. Les
gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes
ensemble. Garde-moi le secret; a ce soir.
Sans attendre une reponse, Tristan partit au galop.
Demeure seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui
le menait plus vite chez lui. Ce n'etait pas, on le pense bien, sans
deplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frere
s'eloigner. Jeune d'annees, mais deja muri par une precoce experience du
monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent leger en apparence,
avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier
distingue dans l'armee, courait en Algerie les chances de la guerre, et
se livrait parfois aux dangereux ecarts d'une imagination vive et
passionnee, Armand restait a la maison et tenait compagnie a sa vieille
mere. Tristan le raillait parfois de ses gouts sedentaires, et
l'appelait monsieur l'abbe, pretendant que, sans la Revolution, il
aurait porte la tonsure, en sa qualite de cadet; mais cela ne le fachait
pas.--Va pour le titre, repondait-il, mais donne-moi le benefice. La
baronne de Berville, la mere, veuve depuis longtemps, habitait le Marais
en hiver, et dans la belle saison
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