atre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle etalait
consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles epaules, il
lui paraissait inconcevable qu'elle n'eut point encore inspire une
grande passion. Si elle eut dit le fond de sa pensee, elle eut
volontiers repondu a ceux qui lui faisaient des compliments: "Eh bien!
s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brulez-vous la cervelle
pour moi?" Reponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes
filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du coeur,
quelquefois sur le bord des levres.
Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que
d'etre jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir
paree, digne en tout point de plaire, toute disposee a se laisser aimer,
et de se dire: On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse,
mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irreprochable, mon visage
le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chausse; et tout
cela ne me sert a rien qu'a aller bailler dans le coin d'un salon! Si un
jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me demande en
mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me serre la main en dansant,
c'est un fat de province; des que je parais quelque part, j'excite un
murmure d'admiration, mais personne ne me dit, a moi seule, un mot qui
me fasse battre le coeur. J'entends des impertinents qui me louent tout
haut, a deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincere ne cherche
le mien. Je porte une ame ardente, pleine de vie, et je ne suis, a tout
prendre, qu'une jolie poupee qu'on promene, qu'on fait sauter au bal,
qu'une gouvernante habille le matin et decoiffe le soir, pour
recommencer le lendemain.
Voila ce que mademoiselle Godeau s'etait dit bien des fois a elle-meme,
et il y avait de certains jours ou cette pensee lui inspirait un si
sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journee
entiere. Lorsque Croisilles lui ecrivit, elle etait precisement dans un
acces d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et elle
revait profondement, etendue dans une bergere, lorsque sa femme de
chambre entra et lui remit la lettre d'un air mysterieux. Elle regarda
l'adresse, et, ne reconnaissant pas l'ecriture, elle retomba dans sa
distraction. La femme de chambre se vit alors forcee d'expliquer de quoi
il s'agissait, ce qu'elle fit
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