avec le balancement et la reverie, la planche
se detache du rivage, le vent s'accroit, et voila le jeune raisonneur
embarque. Il ne se reveille qu'en pleine eau. Un doute s'eleve alors
dans son esprit: s'il s'etait trompe en ne croyant pas! si sa grand'mere
avait eu raison! Eh bien! ajoute Diderot, elle a eu raison; il vogue, il
touche a la plage inconnue. Le vieillard, maitre du pays, est la qui le
recoit a l'arrivee. Un petit soufflet sur la joue, une oreille un peu
pincee avec sourire, sera-ce toute la peine de l'incredule? ou bien
ce vieillard ira-t-il prendre le jeune insense par les cheveux et se
complaire a le trainer durant une eternite sur le rivage[90]?--Tantot,
comme dans une lettre a mademoiselle Voland, c'est un moine, galant
homme et point du tout enfroque, avec qui son ami Damilaville l'a fait
diner. On parla de l'amour paternel. Diderot dit que c'etait une des
plus puissantes affections de l'homme: "Un coeur paternel, repris-je;
non, il n'y a que ceux qui ont ete peres qui sachent ce que c'est; c'est
un secret heureusement ignore, meme des enfants." Puis continuant,
j'ajoutai: "Les premieres annees que je passai a Paris avaient ete fort
peu reglees; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon pere, sans
qu'il fut besoin de la lui exagerer. Cependant la calomnie n'y avait
pas manque. On lui avait dit... Que ne lui avait-on pas dit? L'occasion
d'aller le voir se presenta. Je ne balancai point. Je partis plein
de confiance dans sa bonte. Je pensais qu'il me verrait, que je me
jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que
tout serait oublie. Je pensai juste." La, je m'arretai et je demandai a
mon religieux s'il savait combien il y avait d'ici chez moi: "Soixante
lieues, mon pere; et s'il y en avait cent, croyez-vous que j'aurais
trouve mon pere moins indulgent et moins tendre?--Au contraire.--Et s'il
y en avait eu mille?--Ah! Comment maltraiter un enfant qui revient de si
loin?--Et s'il avait ete dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne?..."
En disant ces derniers mots, j'avais les yeux tournes au ciel; et mon
religieux, les yeux baisses, meditait sur mon apologue."
[Note 90: On lit au tome second des _Essais_ de Nicole: "... En
considerant avec effroi ces demarches temeraires et vagabondes de la
plupart des hommes, qui les menent a la mort eternelle, je m'imagine de
voir une ile epouvantable, entouree de precipices escarpes qu'un nuage
epais empeche de voir, et environnee d'un tor
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