e mots que la loi lui reconnaissait sur son vaisseau une puissance
sans bornes; qu'il avait meme le droit de bruler la cervelle a ceux qui
se revolteraient contre lui; et comme quelques-uns recurent cette
explication avec un murmure peu respectueux, il se mit a jurer si
horriblement et a proferer de si terribles menaces, que les passagers
virent qu'il parlait serieusement et se soumirent enfin a la necessite.
Les matelots ne furent pas beaucoup plus polis. Des que quelques amis
etaient reunis sur le pont pour causer, un matelot accourait en trainant
un cordage, ou un levier, ou toute autre chose, et criait sans respect
pour personne:
--Hors du chemin! Gare aux jambes!
Deux ou trois autres, avec une egale vitesse, venaient du cote oppose et
jetaient des seaux d'eau sur le pont pour enlever les traces du mal de
mer.
Un troisieme criait du haut d'un mat:
--Gare dessous! gare dessous, sacrebleu!
Et, apres ce simple avertissement, il laissait tomber sur le pont, comme
un aerolithe, une lourde poulie, au risque d'ecraser reellement quelqu'un.
C'etait la volonte du capitaine: il fallait montrer tout d'un coup aux
passagers que la vie en mer ne peut pas etre une eternelle fete, et les
matelots, pour detruire toute illusion a cet egard, devaient faire leur
service sans se retourner et comme s'il n'y avait absolument que
l'equipage sur le navire.
Vers midi, les passagers furent appeles sur le pont. Le capitaine
declara qu'on allait les diviser tous en compagnies de huit hommes, pour
diner ensemble desormais dans un plat de fer-blanc ou _gamelle_. Il lut
ensuite une liste des passagers, et, chaque fois qu'il avait nomme huit
hommes, il criait:
--Premiere gamelle! Deuxieme gamelle! Troisieme gamelle!
Et, quand cet arrangement fut termine, malgre les murmures et les
plaintes, le capitaine leur fit comprendre que dorenavant le pain frais
et le peu de volailles qui restaient encore seraient reserves pour les
malades. Les passagers devraient donc se contenter de la ration de mer
journaliere, savoir: de la viande salee, des pois ou des feves, des
biscuits, une petite mesure de genievre et un litre d'eau potable.
Chaque gamelle devait, a tour de role, designer pour la semaine un de
ses membres qui irait a la cuisine chercher le diner pour les autres.
Immediatement apres, on sonna la cloche pour la distribution des vivres.
On voyait courir de tous cotes des hommes avec des plats en fer-blanc
pleins d'une nourriture f
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