t le regard fixe sur les
passagers, dit a son camarade:
--Mon ami, avec quelle sorte de gens sommes-nous donc? Nous n'entendons
que des jurons et d'ignobles plaisanteries!
--Oui, repondit l'autre en souriant. Tu ne sais pas encore tout. Je n'ai
eu le mal de mer que quarante-huit heures; je me suis promene sur le
pont et dans la cale, pour connaitre d'un peu plus pres nos compagnons
de voyage. Il y a bien quelques braves garcons et quelques honnetes gens
parmi eux; mais la plupart sont des gaillards qui ont merite la corde ou
qui y ont reellement echappe; beaucoup d'ivrognes qui ont laisse femmes
et enfants dans la misere et ont emporte leur dernier sou pour aller en
Californie; des gens perdus qui faisaient honte a leurs parents par leur
conduite desordonnee; des dissipateurs a bout de ressources, des joueurs
ruines, des boursiers executes, des banqueroutiers, et meme des
condamnes liberes.
--Belle compagnie! dit Victor: en soupirant. Si j'avais pu le
prevoir!...
--Tu serais reste a la maison?
--Non, mais je n'aurais pas choisi _le Jonas_ pour faire la traversee.
--Bah! nous sommes embarques maintenant avec cette etrange bande, et
nous devons voguer avec elle, comme dit le proverbe. Il ne faut pas etre
si difficile, Victor. Tu pouvais bien prevoir, n'est-ce pas, que, dans
notre longue traversee et la-bas dans un pays encore sauvage, tu serais
expose a voir et a entendre des choses tout autres qu'aupres de ta
pieuse mere ou de la douce Lucie Morello!
--Certes, Jean, et j'accepte sans regret le sort comme il se presente.
Il m'en coutera beaucoup cependant pour m'habituer a ces gens rudes;
leurs paroles et leurs manieres blessent ma delicatesse et attristent
mon coeur.
--Cela ne durera plus bien longtemps, dit joyeusement Creps. _Le Jonas_
est un fin voilier.
--En effet, Jean, il marche parfaitement bien.
Vois les vagues frangees d'ecume sauter en avant du navire, puis se
retirer coquettement de chaque cote comme si elles voulaient se faire
admirer de nous.
--Du train dont il va maintenant, nous serons bientot en Californie. Je
me figure un pays immensement grand, qui n'appartient a personne, ou
l'on peut aller et venir en seigneur et maitre dans des bois sombres, a
travers des montagnes gigantesques et dans des vallees sans fond, libre
et independant comme l'oiseau dans l'espace! Oh! que n'y suis-je deja
pour deployer mes ailes!
--Je voudrais bien savoir, dit tout a coup Victor, ce que Lucie More
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