realite ne commence qu'a l'action. Ce qui constitue a proprement
parler toute notre destinee, ce sont celles de nos pensees qui, pressees
par la foule des pensees incompletes, obscures, presque indistinctes
encore, ont eu la force, ou ont enfin cede a la necessite de se transformer
en faits, en gestes, en sentiments, en habitudes. Ce n'est pas affirmer
qu'il faille negliger les autres. Nos pensees, autour de notre vie reelle,
on dirait d'une armee qui assiege une ville. Il est probable que la plupart
des soldats, quand la ville sera prise, n'entreront pas dans son enceinte.
On ecartera notamment les auxiliaires, les barbares, toutes les bandes
informes en un mot, qui cederaient trop facilement a l'ivresse du pillage,
des flammes et du sang. Il est probable aussi que les deux tiers des
troupes ne prendront aucune part au combat decisif. Mais on a bien souvent
besoin des forces inutiles; et il est evident que la ville n'aurait pas
tremble, n'aurait jamais ouvert ses portes, si l'armee n'avait pas ete
innombrable au fond des plaines et bien disciplinee au pied des murs. Il en
va de meme dans notre vie morale. Les pensees qui ne sont pas entrees dans
la realite n'ont pas ete tout a fait vaines; elles ont pousse ou soutenu
les autres, mais celles-ci sont les seules qui aient accompli leur mission
jusqu'au bout. Et c'est pourquoi ayons toujours sous nos ordres, devant les
rangs epais de nos idees confuses et attristees, un groupe de pensees plus
confiantes, plus humaines, plus simples et pretes a penetrer hardiment dans
la vie.
LXI
On a beau vouloir s'elever au-dessus des realites dans un desir tres pur
du bien immateriel, mille intentions ne valent pas un geste; non que les
intentions n'aient aucune valeur, mais le moindre geste de bonte, de
courage, de justice, exige plus d'un millier de bonnes intentions.
Les chiromanciens pretendent que toute notre vie se grave dans notre main,
et ce qu'ils appellent notre vie, c'est un certain nombre d'actions qui
inscrivent dans notre chair, soit avant, soit apres leur accomplissement,
des marques indelebiles. Nos pensees et nos intentions n'y laissent pour
ainsi dire aucune trace. Si j'ai nourri durant de longs jours des projets
de meurtre, de trahison, d'heroisme ou de sacrifice, il se peut que ma main
n'en dise rien; mais si j'ai tue, par hasard, peut-etre par erreur, au
detour d'une rue, quelqu'un qui paraissait me menacer; ou si, passant par
la meme rue, je dois arrach
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