heur qu'il ne merite
pas, celui dont le bonheur depend des mille petites victoires que l'envie,
la vanite, l'indifference doivent remporter chaque jour? Desirez-vous sa
conscience de vivre, la religion qui suffit a son ame, l'idee de l'univers
que supposent ces soucis? Pourtant, n'est-ce point tout cela qui forme le
lit plus ou moins large et plus ou moins profond ou coule le bonheur? Il
croit peut-etre les memes choses que le sage: qu'il y a un Dieu, ou qu'il
n'y en a pas, que tout finit a cette vie ou que tout se prolonge dans
l'autre, qu'il n'y a que la matiere, qu'il n'y a que l'esprit; mais
pensez-vous qu'il les croie de la meme facon? Le bonheur que nous puisons
en ce que nous croyons, c'est-a-dire, la certitude de la vie, la paix et la
confiance de l'existence interieure, l'assentiment non pas resigne, mais
actif, interrogateur et filial aux lois de la nature, ne depend-il pas plus
de la maniere dont on croit que de ce que l'on croit? Je puis croire d'une
maniere religieuse et infinie qu'il n'y a pas de Dieu, que mon apparition
n'a pas de but hors d'elle-meme, que l'existence de mon ame n'est pas plus
necessaire a l'economie de ce monde sans limites que les nuances ephemeres
d'une fleur; vous pouvez croire petitement qu'un Dieu unique et
tout-puissant vous aime et vous protege; je serai plus heureux et plus
calme que vous, si mon incertitude est plus grande, plus grave et plus
noble que votre foi, si elle a interroge plus intimement mon ame, si elle a
fait le tour d'un horizon plus etendu, si elle a aime plus de choses. Le
Dieu auquel je ne crois pas deviendra plus puissant et plus consolateur que
celui auquel vous croyez, si j'ai merite que mon doute repose sur des
pensees et sur des sentiments plus vastes et plus purs que ceux qui animent
votre certitude. Encore une fois, croire, ne pas croire, cela n'a guere
d'importance; ce qui en a, c'est la loyaute, l'etendue, le desinteressement
et la profondeur des raisons pour lesquelles on croit ou pour lesquelles on
ne croit point.
LXXX
On ne choisit pas ces raisons, on les merite comme des recompenses. Celles
que nous choisissons ne sont que des esclaves achetees par hasard, elles
semblent vivre a peine, ne s'attachent a rien, n'attendent qu'une occasion
de fuir. Mais celles que nous avons meritees encouragent nos pas comme des
Antigones pensives et fideles. On ne fait point entrer ces raisons dans une
ame; il faut qu'elles y aient vecu bien longtemps, il fa
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