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la plus limpide de son bonheur. Les ames qui goutent reellement ce bonheur
seraient aussi etonnees qu'on songeat a les recompenser, que les autres
seraient etonnees qu'on songeat a punir le malheur. Il n'y a que ceux qui
ne vivent pas dans la justice qui s'en plaignent toujours.
LXXIV
La sagesse hindoue a raison quand elle dit: "Travaille, comme travaillent
ceux-la qui sont ambitieux. Respecte la vie, comme le font ceux qui la
desirent. Sois heureux comme le sont ceux qui vivent pour le bonheur de
vivre."
Et c'est encore le point central de la sagesse humaine. Agir comme si tout
acte portait un fruit extraordinaire et eternel, et cependant savoir
combien c'est peu de chose qu'un acte juste en face de l'univers. Avoir le
sentiment de la disproportion et marcher neanmoins comme si les proportions
etaient humaines. Ne pas perdre de vue la grande sphere, et se mouvoir dans
la petite avec autant de confiance, autant de gravite, de conviction et de
satisfaction, que si elle contenait la grande.
Avons-nous besoin d'illusions pour entretenir notre desir du bien? S'il en
etait ainsi, il faudrait s'avouer que ce desir n'est pas conforme a la
nature humaine. Il n'est pas prudent de s'imaginer que le coeur croit
longtemps a des choses auxquelles la raison ne croit plus. Mais la raison
peut croire a des choses qui se trouvent dans le coeur. Elle finit meme par
s'y refugier de plus en plus simplement, chaque fois que la nuit tombe sur
son domaine. Car la raison est a l'egard du coeur comme une fille
clairvoyante, mais trop jeune, qui a souvent besoin des conseils de sa
mere, souriante et aveugle. Il arrive un moment dans la vie ou la beaute
morale semble plus necessaire que la beaute intellectuelle. Il arrive un
moment ou toutes les acquisitions de l'esprit doivent se deverser dans la
grandeur de l'ame sous peine de mourir miserablement dans la plaine comme
un fleuve qui ne trouve pas la mer.
LXXV
Mais n'exagerons rien quand il s'agit de la sagesse, fut-ce la sagesse
meme. Si les forces du dehors ne s'arretent pas toujours devant l'homme de
bien, la plupart des puissances interieures lui sont soumises; et presque
tous les bonheurs et les malheurs des hommes proviennent des puissances
interieures. Nous avons dit ailleurs que le sage qui passe interrompt mille
drames. Il interrompt, en effet, par sa seule presence, la plupart des
drames qui naissent de l'erreur ou du mal. Il les interrompt en lui-meme et
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