re a placer ailleurs qu'en lui-meme le centre de son orgueil et de
ses joies. Tandis que nos yeux s'ouvrent, nous nous sentons domines par une
force de plus en plus enorme, mais nous acquerons en meme temps la
certitude de plus en plus intime de faire partie de cette force; et meme
quand elle nous frappe, nous pouvons l'admirer comme Telemaque enfant
admirait la force du bras paternel.
Accoutumons-nous peu a peu a considerer l'inconscience de la nature avec la
meme curiosite et le meme etonnement satisfaits et attendris que nous avons
parfois quand nous considerons les mouvements irresistibles de notre propre
inconscience. Qu'importe que nous promenions le petit flambeau de notre
raison dans ce que nous appelons l'inconscience de l'univers ou la notre?
L'une nous appartient aussi intimement que l'autre. "Apres la conscience
de notre pouvoir, dit Guyau un des plus hauts privileges de l'homme, c'est
de prendre conscience de son impuissance, du moins comme individu. De la
disproportion meme entre l'infini qui nous tue et ce rien que nous sommes,
nait le sentiment d'une certaine grandeur en nous: nous aimons mieux etre
fracasses par une montagne que par un caillou; a la guerre, nous preferons
succomber dans une lutte contre mille que contre un. L'intelligence, en
nous montrant pour ainsi dire l'immensite de notre impuissance, nous ote le
regret de notre defaite."
Qui sait? il y a deja des moments ou ce qui nous defait parait nous toucher
de plus pres que la part de nous-meme qui succombe. Rien ne change plus
aisement de foyer que l'amour-propre, car un instinct nous avertit que rien
ne nous appartient moins. L'amour-propre des courtisans qui entourent un
roi tres puissant, ne tarde pas a chercher un refuge plus splendide dans la
toute-puissance de ce roi, et une humiliation qui descend sur leur tete du
haut d'un trone redoute, brise en eux d'autant moins d'orgueil qu'elle
tombe de plus haut. La nature, en devenant moins indifferente, ne nous
paraitrait plus assez vaste. Notre sentiment de l'infini a besoin de tout
son infini, de toute son indifference, pour se mouvoir a l'aise, et quelque
chose dans notre ame aimera toujours mieux pleurer parfois dans un monde
sans limite, que d'etre constamment heureux dans un monde borne.
Si le destin etait invariablement juste envers le sage, ce serait sans
doute parfait par le fait meme que cela serait; mais puisqu'il est
indifferent, c'est mieux encore et peut-etre plus grand; et en
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