anquait a son accoutumance. Les gens de la maison, ceux
des alentours ne l'avaient pas reconnue, tant elle etait grandie, et la
traitaient avec un respect ceremonieux. Deschartres l'appelait
"mademoiselle". Seuls les grands chiens, ses vieux amis, apres quelques
instants de surprise, l'accablerent de caresses. Il y avait des
domestiques nouveaux, notamment un certain Cadet promu aux fonctions
d'aide-valet de chambre, qui, lorsqu'on lui reprochait de briser les
carafes, repondait avec un grand serieux: "Je n'en ai casse que sept la
semaine derniere." Il semblait a Aurore qu'elle fut dans un monde inconnu.
Elle regrettait la placidite routiniere de la communaute. Elle s'ennuyait,
elle avait "le mal du couvent".
Madame Dupin n'etait pas faite pour egayer cette solitude et dissiper la
melancolie de sa petite-fille. Elle luttait contre la surdite, la
somnolence, la lassitude intellectuelle. "Aux repas, dit George Sand, elle
se montrait avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles,
la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensee;" puis,
cet effort accompli, elle se retirait dans son boudoir, persiennes closes.
Pour la distraire, on jouait la comedie comme au couvent: c'etait le
passe-temps favori d'Aurore. Les representations ne devaient pas se
prolonger trop avant dans la soiree; vers dix heures, on procedait au
coucher de madame Dupin, et cette importante operation durait souvent
jusqu'a minuit. L'_Histoire de ma Vie_ nous en decrit le ceremonial: "Des
camisoles de satin pique, des bonnets a dentelles, des cocardes de rubans,
des parfums, des bagues particulieres pour la nuit, une certaine tabatiere,
enfin tout un edifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et
il fallait l'arranger de maniere qu'elle se reveillat sans avoir fait un
mouvement."
Apres diner, elle aimait qu'Aurore lui fit la lecture. On commenca, en
fevrier 1821, le _Genie du Christianisme_, qui ne s'harmonisait guere avec
les gouts litteraires non plus qu'avec les doctrines philosophiques de
l'inveteree voltairienne, et elle formulait sur le fond et la forme de
l'oeuvre les appreciations les plus judicieuses. Soudain, un soir, elle
interrompit la lectrice au milieu d'une riante description des savanes et
dit d'un air egare: "Arrete-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si etrange
que j'ai peur d'etre malade et d'entendre autre chose que ce que j'ecoute.
Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de t
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