ombeaux? Si tu
composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idees noires dans
l'esprit." Cet acces de delire fut vite dissipe. Madame Dupin reclama des
cartes pour jouer au grabuge; puis, abordant un sujet qu'elle n'avait
jamais effleure, elle fit part a Aurore d'une demande en mariage formee
par "un homme immensement riche, mais cinquante ans et un grand coup de
sabre a travers la figure." C'etait un general de l'Empire qui ne tenait
pas a la dot. Il est vrai qu'il mettait pour premiere condition
qu'aussitot mariee elle cesserait de voir sa mere. Malgre toute
l'antipathie qu'elle eprouvait pour sa bru, la vieille madame Dupin avait
eu le bon sens de refuser et d'econduire le pretendant plus que
quinquagenaire. Elle prononca meme dans cet entretien quelques paroles
conciliantes envers celle qui avait ete l'epouse de son fils.
Le lendemain matin, pour Aurore le reveil fut lugubre. Deschartres vint
lui annoncer que sa grand'mere avait eu une attaque d'apoplexie. Elle
s'etait levee durant la nuit, etait tombee et n'avait pu se relever. Elle
resta paralysee, avec un cote mort depuis l'epaule jusqu'au talon.
C'etaient des divagations presque continuelles, un lamentable etat
d'enfance. Elle voulait qu'on lui lut le journal et ne pouvait fixer son
attention. Elle demandait des cartes, n'avait pas la force de les tenir et
se plaignait qu'on ne voulut pas la soulager en lui faisant une
application de la dame de pique sur le bras. Et cette degenerescence des
facultes dura tout le printemps, tout l'ete, tout l'automne, avec quelques
rares heures de lucidite.
Autour du fauteuil, aupres du lit ou s'eteignait cette belle intelligence
comme une lampe privee d'huile, Aurore passa neuf grands mois hantes par
de melancoliques meditations. Elle dut prendre la direction de la maison.
Deschartres, fort avise, exigea qu'elle fit chaque jour une sortie a
cheval, qu'elle respirat l'air du matin, apres etre demeuree des
apres-midi ou des soirees entieres dans la chambre de la malade, absorbant
du tabac a priser, du cafe noir sans sucre et meme de l'eau-de-vie pour ne
pas succomber au sommeil. Il advenait souvent que la pauvre paralysee
prenait la nuit pour le jour, exigeait qu'on ouvrit les volets et se
croyait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil.
Par une singuliere volte-face de la pensee, Aurore, au chevet de sa
grand'mere, allait insensiblement se detacher des croyances et des
habitudes religieuses qu'elle avait contra
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