: "Faut jeter ca a la mer a c't'heure."
Mais Javel cadet se facha: "Ah! mais non, ah! mais non. J'veux point.
C'est a moi, pas vrai, pisque c'est mon bras."
Il le reprit et le posa entre ses jambes.
"--Il va pas moins pourrir", dit l'aine. Alors une idee vint au blesse.
Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on
l'empilait en des barils de sel.
Il demanda: "J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.
"Ca, c'est vrai", declarerent les autres.
Alors on vida un des barils, plein deja de la peche des jours derniers;
et, tout au fond, on deposa le bras. On versa du sel dessus, puis on
replaca, un a un, les poissons.
Un des matelots fit cette plaisanterie: "Pourvu que je l'vendions point
a la criee."
Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.
Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne
jusqu'au lendemain dix heures. Le blesse continuait sans cesse a jeter
de l'eau sur sa plaie.
De temps en temps il se levait et marchait d'un bout a l'autre du
bateau.
Son frere, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en hochant la tete.
On finit par rentrer au port.
Le medecin examina la blessure et la declara en bonne voie. Il fit un
pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se
coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port
pour retrouver le baril qu'il avait marque d'une croix.
On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conserve dans la
saumure, ride, rafraichi. Il l'enveloppa dans une serviette emportee a
cette intention, et rentra chez lui.
Sa femme et ses enfants examinerent longuement ce debris du pere, tatant
les doigts, enlevant les brins de sel restes sous les ongles; puis on
fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.
Le lendemain l'equipage complet du chalutier suivit l'enterrement du
bras detache. Les deux freres, cote a cote, conduisaient le deuil. Le
sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.
Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port,
et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas a
son auditeur: "Si le frere avait voulu couper le chalut, j'aurais encore
mon bras, pour sur. Mais il etait regardant a son bien."
UN NORMAND
_A Paul Alexis._
Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
de Jumieges. La legere voiture filait, traversant les prairies; puis le
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