et l'oeil sournois, dans une fausse colere de
bon vivant: "Faudra que j'en mange, nom de Dieu!" Il comptait bien que
les Prussiens ne viendraient pas jusqu'a Tanneville; mais lorsqu'il
apprit qu'ils etaient a Rautot, il ne sortit plus de sa maison, et il
guettait sans cesse la route par la petite fenetre de sa cuisine,
s'attendant a tout moment a voir passer des baionnettes.
Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte
s'ouvrit, et le maire de la commune, maitre Chicot, parut suivi d'un
soldat coiffe d'un casque noir a pointe de cuivre. Saint-Antoine se
dressa d'un bond; et tout son monde le regardait, s'attendant a le voir
echarper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui
lui dit: "--En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te
nuit. Fais pas de betise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de
bruler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prevenu.
Donne-li a manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez
l's'autres. Y en a pour tout le monde." Et il sortit.
Le pere Antoine, devenu pale, regarda son Prussien. C'etait un gros
garcon a la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond,
barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le
Normand malin le penetra tout de suite, et, rassure, lui fit signe de
s'asseoir. Puis il lui demanda: "Voulez-vous de la soupe?" L'etranger ne
comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le
nez une assiette pleine: "--Tiens, avale ca, gros cochon."
Le soldat repondit: "Ya" et se mit a manger goulument pendant que le
fermier triomphant, sentant sa reputation reconquise, clignait de l'oeil
a ses serviteurs qui grimacaient etrangement, ayant en meme temps
grand'peur et envie de rire.
Quand le Prussien eut englouti son assiettee, Saint-Antoine lui en
servit une autre qu'il fit disparaitre egalement; mais il recula devant
la troisieme, que le fermier voulait lui faire manger de force, en
repetant: "Allons fous-toi ca dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras
pourquoi, va, mon cochon!"
Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout
son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il etait plein.
Alors Saint-Antoine devenu tout a fait familier lui tapa sur le ventre
en criant: "--Y en a-t-il dans la bedaine a mon cochon!" Mais soudain il
se tordit, rouge a tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une
idee lui etait
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