encait a tomber, et la nuit sans lune s'eclairait
tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les
deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mecontent de
n'avoir pas triomphe, s'amusait a pousser de l'epaule son cochon pour le
faire culbuter dans le fosse. L'autre evitait les attaques par des
retraites; et, chaque fois, il prononcait quelques mots allemands sur un
ton irrite qui faisait rire aux eclats le paysan. A la fin, le Prussien
se facha; et juste au moment ou Antoine lui lancait une nouvelle
bourrade, il repondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler
le colosse.
Alors, enflamme d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme a bras le corps,
le secoua quelques secondes comme il eut fait d'un petit enfant, et il
le lanca a toute volee de l'autre cote du chemin. Puis, content de cette
execution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.
Mais le soldat se releva vivement, nu-tete, son casque ayant roule, et,
degainant son sabre, il se precipita sur le pere Antoine.
Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand
fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de boeuf.
Le Prussien arriva, le front baisse, l'arme en avant, sur de tuer. Mais
le vieux, attrapant a pleine main la lame dont la pointe allait lui
crever le ventre, l'ecarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe,
avec la poignee du fouet, son ennemi qui s'abattit a ses pieds.
Puis il regarda, effare, stupide d'etonnement, le corps d'abord secoue
de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le
considera quelque temps. L'homme avait les yeux clos; et un filet de
sang coulait d'une fente au coin du front. Malgre la nuit, le pere
Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.
Il restait la, perdant la tete, tandis que son tombereau s'en allait
toujours, au pas tranquille des chevaux.
Qu'allait-il faire? Il serait fusille! On brulerait sa ferme, on
ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher
la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le
grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque,
il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva,
courut, rattrapa son attelage et lanca le corps sur le fumier. Une fois
chez lui, il aviserait.
Il allait a petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se
voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une l
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