'il avait deux sous en poche, il les buvait.
L'aubergiste ajouta: "Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort." Cet
homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes
jetes par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination a
ce metal que le cabaret.
Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
mon fils! mon fils! en tachant de decouvrir s'il avait quelque chose de
moi. A force de chercher je crus reconnaitre des lignes semblables dans
le front et a la naissance du nez, et je fus bientot convaincu d'une
ressemblance que dissimulaient l'habillement different et la criniere
hideuse de l'homme.
Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je
partis, le coeur broye, apres avoir laisse a l'aubergiste quelque argent
pour adoucir l'existence de son valet.
Or, depuis six ans, je vis avec cette pensee, cette horrible
incertitude, ce doute abominable. Et, chaque annee, une force invincible
me ramene a Pont-Labbe. Chaque annee je me condamne a ce supplice de
voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me
ressemble, de chercher, toujours en vain, a lui etre secourable. Et
chaque annee je reviens ici, plus indecis, plus torture, plus anxieux.
J'ai essaye de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.
J'ai essaye de lui rendre la vie moins penible. Il est irremediablement
ivrogne et emploie a boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait
fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.
J'ai essaye d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le menageat, en
offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, etonne a la fin, m'a repondu
fort sagement: "Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira
qu'a le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitot qu'il a du
temps ou du bien-etre, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du
bien, ca ne manque pas, allez, les enfants abandonnes, mais
choisissez-en un qui reponde a votre peine."
Que dire a cela?
Et si je laissais percer un soupcon des doutes qui me torturent, ce
cretin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
perdre. Il me crierait "papa", comme dans mon reve.
Et je me dis que j'ai tue la mere et perdu cet etre atrophie, larve
d'ecurie, eclose et poussee dans le fumier, cet homme qui, eleve comme
d'autres, aurait ete pareil aux autres.
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