te sans le dire et personne ici ne lui connaissait
de galant. C'a ete un fameux etonnement quand on a appris qu'elle etait
enceinte. Personne ne voulait le croire."
J'eus une sorte de frisson desagreable, un de ces effleurements penibles
qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je
regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau
pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort
douloureux de la jambe plus courte. Il etait deguenille, hideusement
sale, avec de longs cheveux jaunes tellement meles qu'ils lui tombaient
comme des cordes sur les joues.
L'aubergiste ajouta: "--Il ne vaut pas grand'chose, c'a ete garde par
charite dans la maison. Peut-etre qu'il aurait mieux tourne si on
l'avait eleve comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas
de pere, pas de mere, pas d'argent! Mes parents ont eu pitie de
l'enfant, mais ce n'etait pas a eux, vous comprenez."
Je ne dis rien.
Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai a cet
affreux valet d'ecurie en me repetant: "--Si c'etait mon fils, pourtant?
Aurais-je donc pu tuer cette fille et procreer cet etre?"--C'etait
possible, enfin!
Je resolus de parler a cet homme et de connaitre exactement la date de
sa naissance. Une difference de deux mois devait m'arracher mes doutes.
Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le francais non
plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
absolument son age qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
noueuses et degoutantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
ancien de la mere dans le coin des levres et dans le coin des yeux.
Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du miserable.
Il etait entre dans la vie huit mois et vingt-six jours apres mon
passage a Pont-Labbe, car je me rappelais parfaitement etre arrive a
Lorient le 15 aout. L'acte portait la mention: "Pere inconnu". La mere
s'etait appelee Jeanne Kerradec.
Alors mon coeur se mit a battre a coups presses. Je ne pouvais plus
parler tant je me sentais suffoque; et je regardais cette brute dont les
grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des
betes; et le gueux, gene par mon regard, cessait de rire, detournait la
tete, cherchait a s'en aller.
Tout le jour j'errai le long de la petite riviere, en reflechissant
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