e beaucoup. Cet homme avait lu, et ne
pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arriere-grand'mere avait
ete une amie de J.-J. Rousseau, et on eut dit qu'il avait herite quelque
chose de cette liaison d'une ancetre. Il savait par coeur le _Contrat
social_, la _Nouvelle Heloise_ et tous ces livres philosophants qui ont
prepare de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos
prejuges, de nos lois surannees, de notre morale imbecile.
Il aima ma mere, parait-il, et en fut aime. Cette liaison demeura
tellement secrete, que personne ne la soupconna. La pauvre femme,
delaissee et triste, dut s'attacher a lui d'une facon desesperee, et
prendre dans son commerce toutes ses manieres de penser, des theories de
libre sentiment, des audaces d'amour independant; mais, comme elle etait
si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoule,
condense, presse en son coeur qui ne s'ouvrit jamais.
Mes deux freres etaient durs pour elle, comme leur pere, ne la
caressaient point, et, habitues a ne la voir compter pour rien dans la
maison, la traitaient un peu comme une bonne.
Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.
Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous
compreniez ce qui va suivre, que son mari etait dote d'un conseil
judiciaire, qu'une separation de biens avait ete prononcee au profit de
ma mere, qui avait conserve, grace aux artifices de la loi et au
devouement intelligent d'un notaire, le droit de tester a sa guise.
Nous fumes donc prevenus qu'un testament existait chez ce notaire, et
invites a assister a la lecture.
Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scene grandiose,
dramatique, burlesque, surprenante, amenee par la revolte posthume de
cette morte, par ce cri de liberte, cette revendication du fond de la
tombe de cette martyre ecrasee par nos moeurs durant sa vie, et qui
jetait, de son cercueil clos, un appel desespere vers l'independance.
Celui qui se croyait mon pere, un gros homme sanguin eveillant l'idee
d'un boucher, et mes freres, deux forts garcons de vingt et de
vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sieges. M. de
Bourneval, invite a se presenter, entra et se placa derriere moi. Il
etait serre dans sa redingote, fort pale, et il mordillait souvent sa
moustache, un peu grise a present. Il s'attendait sans doute a ce qui
allait se passer.
Le notaire ferma la porte a double tour et commenca la lecture, a
|