ut cette amitie
tendrement filiale pour l'honnete Rotrou, comme, dans la periode
precedente, c'avait ete son pur et respectueux amour pour la femme dont
nous avons parle. Il y avait la-dedans, selon nous, plus de presage de
grandeur sublime que dans _Melite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du
Palais, la Suivante, la Place Royale, l'Illusion,_ et pour le moins
autant que dans _Medee_.
Cependant Corneille faisait de frequentes excursions a Rouen. Dans
l'un de ces voyages, il visita un M. de Chalons, ancien secretaire des
commandements de la reine-mere, qui s'y etait retire dans sa vieillesse:
"Monsieur, lui dit le vieillard apres les premieres felicitations, le
genre de comique que vous embrassez ne peut vous procurer qu'une gloire
passagere. Vous trouverez dans les Espagnols des sujets qui, traites
dans notre gout par des mains comme les votres, produiraient de grands
effets. Apprenez leur langue, elle est aisee; je m'offre de vous montrer
ce que j'en sais, et, jusqu'a ce que vous soyez en etat de lire par
vous-meme, de vous traduire quelques endroits de Guillen de Castro." Ce
fut une bonne fortune pour Corneille que cette rencontre; et des qu'il
eut mis le pied sur cette noble poesie d'Espagne, il s'y sentit a l'aise
comme en une patrie. Genie loyal, plein d'honneur et de moralite,
marchant la tete haute, il devait se prendre d'une affection soudaine
et profonde pour les heros chevaleresques de cette brave nation. Son
impetueuse chaleur de coeur, sa sincerite d'enfant, son devouement
inviolable en amitie, sa melancolique resignation en amour, sa religion
du devoir, son caractere tout en dehors, naivement grave et sentencieux,
beau de fierte et de prud'homie, tout le disposait fortement au genre
espagnol; il l'embrassa avec ferveur, l'accommoda, sans trop s'en
rendre compte, au gout de sa nation et de son siecle, et s'y crea une
originalite unique au milieu de toutes les imitations banales qu'on en
faisait autour de lui. Ici, plus de tatonnements ni de marche lentement
progressive, comme dans ses precedentes comedies. Aveugle et rapide en
son instinct, il porte du premier coup la main au sublime, au glorieux,
au pathetique, comme a des choses familieres, et les produit en
un langage superbe et simple que tout le monde comprend, et qui
n'appartient qu'a lui[16]. Au sortir de la premiere representation du
_Cid_, notre theatre est veritablement fonde; la France possede tout
entier le grand Corneille; et le poete triomphant
|