approchai d'elle, et lui parlai. Ce que je vous dis la
m'est arrive il n'y a pas un mois, et je n'avois d'autre dessein que de
voir quelle reponse elle me feroit. Je lui parlai donc indifferemment;
mais sitot que j'ouvris la bouche et que je l'envisageai, je pensai
demeurer interdit. Je trouvai sur son visage de certaines bigarrures,
comme si elle eut releve de maladie; et cela me fit bien changer mes
idees. Neanmoins je ne demeurai pas, et elle me repondit d'un air fort
doux et fort obligeant; et, pour vous dire la verite, il faut que je
l'aie prise dans quelque mauvais jour, car elle passe pour fort belle
dans la ville, et je connois beaucoup de jeunes gens qui soupirent pour
elle du fond de leur coeur. Elle passe meme pour une des plus sages et
des plus enjouees. Enfin je fus bien aise de cette rencontre, qui servit
du moins a me delivrer de quelque commencement d'inquietude; car je
m'etudie maintenant a vivre un peu plus raisonnablement, et a ne me pas
laisser emporter a toutes sortes d'objets. Je commence mon noviciat..."
Racine avait alors vingt-trois ans. La naivete d'impressions et
l'enfance de coeur qui eclatent dans son recit marquent le point de
depart d'ou il s'avanca graduellement, a force d'experience et d'etude,
jusqu'aux dernieres profondeurs de la meme passion dans _Phedre_.
Cependant son noviciat ne s'acheva pas: il s'ennuya d'attendre un
benefice qu'on lui promettait toujours; et, laissant la les chanoines et
la province, il revint a Paris, ou son ode de _la Renommee aux Muses_
lui valut une nouvelle gratification, son entree a la cour, et d'etre
connu de Despreaux et de Moliere. _La Thebaide_ suivit de pres.
Jusque-la, Racine n'avait trouve sur sa route que des protecteurs et des
amis; son premier succes dramatique eveilla l'envie, et, des ce moment,
sa carriere fut semee d'embarras et de degouts, dont sa sensibilite
irritable faillit plus d'une fois s'aigrir ou se decourager. La tragedie
d'_Alexandre_ le brouilla avec Moliere et avec Corneille; avec Moliere,
parce qu'il lui retira l'ouvrage pour le donner a l'Hotel de Bourgogne;
avec Corneille, parce que l'illustre vieillard declara au jeune homme,
apres avoir entendu sa piece, qu'elle annoncait un grand talent pour la
poesie en general, mais non pour le theatre. Aux representations les
partisans de Corneille tacherent d'entraver le succes. Les uns disaient
que Taxile n'etait point assez honnete homme; les autres, qu'il ne
meritait point sa perte; les
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