raison de plus pour nous de surprendre la fibre
a nu et de penetrer en ce point le plus recule du coeur. Une personne,
un talent, ne sont pas bien connus a fond, tant qu'on n'a pas touche ce
point-la. De meme qu'on dit qu'il faut passer tout un ete a Naples et
un hiver a Saint-Petersbourg, de meme, quand on aborde Racine, il faut
aller franchement jusqu'a _Berenice_.
La piece se donna pour la premiere fois sur le theatre de l'hotel
de Bourgogne, le 21 novembre 1670; elle eut d'abord plus de trente
representations, un succes de larmes, des brochures critiques pour et
contre, des parodies bouffonnes au Theatre-Italien, enfin tout ce qui
constitue les honneurs de la vogue. On lit partout l'anecdote de son
origine, l'ordre de Madame, ce duel poetique et galant de Racine et
de Corneille, la defaite de ce dernier. Mais independamment des
circonstances particulieres qui favoriserent le premier succes, et sur
lesquelles nous reviendrons, il faut reconnaitre que Racine a su tirer
d'un sujet si simple une piece d'un interet durable, puisque toutes
les fois, dit Voltaire, qu'il s'est rencontre un acteur et une actrice
dignes de ces roles de Titus et de Berenice, le public a retrouve les
applaudissements et les larmes. Du moins cela se passa ainsi jusqu'aux
annees de Voltaire. En aout 1724, la reprise de _Berenice_ a la
Comedie-Francaise fut extremement goutee. Mademoiselle Le Couvreur,
Quinault l'aine et Quinault Du Fresne, jouaient les trois roles
qu'avaient autrefois remplis mademoiselle de Champmesle, Floridor, et le
mari de la Champmesle. Les memes acteurs redonnerent moins heureusement
la piece en 1728. Mais surtout la tradition a conserve un vif souvenir
du triomphe de mademoiselle Gaussin en novembre 1752: telle fut sa magie
d'expression dans le personnage de cette reine attendrissante, que le
factionnaire meme, place sur la scene, laissa, dit-on, tomber son arme
et pleura[30]. _Berenice_ reparut encore trois fois en decembre 1782 et
janvier 1783; ce fut son dernier soupir au XVIIIe siecle[31]. Avant la
reprise actuelle, elle avait ete representee en dernier lieu le 7 et
le 13 fevrier 1807, c'est-a-dire il y a trente-sept ans. Mademoiselle
George jouait Berenice, Damas jouait Titus, et Talma Antiochus. La piece
ne fut donnee alors que deux fois. Le prestige dont parle Voltaire avait
cesse, et Geoffroy, qui a le langage un peu cru, nous dit: "Il est
constant que _Berenice_ n'a point fait pleurer a cette representation,
mais
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