qui fut alors, mais capacite
active, devorante a la fois et vivifiante, animant, embrasant tout ce
qui y tombe, et le renvoyant au dehors dans des torrents de flamme et
aussi de fumee; Diderot, passant d'une machine a bas qu'il demonte et
decrit, aux creusets de d'Holbach et de Rouelle, aux considerations de
Bordeu; dissequant, s'il le veut, l'homme et ses sens aussi dextrement
que Condillac, dedoublant le fil de cheveu le plus tenu sans qu'il se
brise, puis tout d'un coup rentrant au sein de l'etre, de l'espace, de
la nature, et taillant en plein dans la grande geometrie metaphysique
quelques larges lambeaux, quelques pages sublimes et lumineuses que
Malebranche ou Leibnitz auraient pu signer avec orgueil s'ils n'eussent
ete chretiens[84]; esprit d'intelligence, de hardiesse et de conjecture,
alternant du fait a la reverie, flottant de la majeste au cynisme, bon
jusque dans son desordre, un peu mystique dans son incredulite, et
auquel il n'a manque, comme a son siecle, pour avoir l'harmonie, qu'un
rayon divin, un _fiat lux_, une idee regulatrice, un Dieu[85].
[Note 84: _Chretiens?_ cela est plus vrai de Malebranche que de
Leibnitz.]
[Note 85: Grimm avait deja compare la tete de Diderot a la nature
telle que celui-ci la concevait, riche, fertile, douce et sauvage,
simple et majestueuse, bonne et sublime, _mais sans aucun principe
dominant, sans maitre et sans Dieu_.]
Tel devait etre, au XVIIIe siecle, l'homme fait pour presider a
l'atelier philosophique, le chef du camp indiscipline des penseurs,
celui qui avait puissance pour les organiser en volontaires, les rallier
librement, les exalter, par son entrain chaleureux, dans la conspiration
contre l'ordre encore subsistant. Entre Voltaire, Buffon, Rousseau
et d'Holbach, entre les chimistes et les beaux-esprits, entre les
geometres, les mecaniciens et les litterateurs, entre ces derniers et
les artistes, sculpteurs ou peintres, entre les defenseurs du gout
ancien et les novateurs comme Sedaine, Diderot fut un lien. C'etait lui
qui les comprenait le mieux tous ensemble et chacun isolement, qui les
appreciait de meilleure grace, et les portait le plus complaisamment
dans son coeur; qui, avec le moins de personnalite et de _quant-a-soi_,
se transportait le plus volontiers de l'un a l'autre. Il etait donc bien
propre a etre le centre mobile, le pivot du tourbillon; a mener la ligue
a l'attaque avec concert, inspiration et quelque chose de tumultueux et
de grandiose dans
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