pagnons, on oublia bientot leur arrivee inopportune et on chanta,
comme avait fait le pilote:
"Plus on est de fous, plus on rit!"
La joyeuse vie recommenca; on dansa et sauta de nouveau.
Cette fois, cependant, Donat Kwik n'eut pas grande envie de partager la
joie generale. Les deux Anversois le trouverent tristement assis dans un
coin, la tete dans les mains, et Victor lui demanda par compassion ce
qu'il avait.
--Je suis malade, messieurs, repondit le paysan, malade comme un cheval,
de la biere d'orge d'Anvers, du genievre brun que cet empoisonneur de
capitaine m'a fait boire hier au soir. Ah! ma pauvre tete! Il y a la
dedans trois ou quatre hommes occupes a battre le ble. Que ne suis-je en
ce moment dans notre grenier a foin de Natten-Haesdonck! Car en bas, dans
cette etable de cochons, une marmotte meme ne pourrait dormir. Toute la
nuit j'ai eu le cauchemar. Il y avait sur mon estomac un bloc d'or grand
comme une meule... Ce maudit genievre du capitaine! Aie! aie! Ma
poitrine brule; je ne donne plus dix sous de ma vie!
--C'est une suite naturelle de votre ivresse, dit Jean en raillant;
c'est a vous seul qu'il faut vous en prendre; puisque vous l'avez bu,
vous devez le cuver avec patience.
Victor, qui etait tres-compatissant, lui prit la main et le consola en
lui promettant que son mal guerirait bien vite.
--Puis-je savoir, s'il vous plait, a qui j'ai l'honneur de parler?
demanda Donat.
--Je me nomme Victor Roozeman.
--Et ce monsieur-la?
--C'est mon ami Jean Creps.
--Eh bien, monsieur Roozeman, je vous remercie du fond de mon coeur de
votre bonte. J'ai ete grossier et stupide hier, n'est-ce pas?
Pardonnez-le-moi, messieurs, cela ne m'arrivera plus. Je sais lire et
ecrire, je suis bien eleve et je connais mon monde. Lorsque je serai
gueri, permettez-moi d'echanger de temps en temps une parole avec vous.
Il faut toujours que je cause avec moi-meme, et je ne suis pas assez
eloquent pour y trouver du plaisir... Oh! mon Dieu, ma tete, ma tete
brule!
Les deux amis lui dirent encore quelques paroles encourageantes, et
continuerent leur promenade.
Pendant ce temps, _le Jonas_, pousse par un vent frais, descendait
majestueusement l'Escaut.
L'essaim des passagers etaient encore plus agite que la veille. On avait
dine pour la premiere fois sur le navire, un diner abondant et
appetissant: du rosbif et des legumes frais pour tous, et meme
quelques poulets rotis pour les delicats des deux premieres
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