'autres tendresses, et un mois environ se passa sans que la
pensee de revoir cette petite amoureuse funeraire fut assez forte, pour
que j'y cedasse. Cependant je ne l'oubliais point... Son souvenir me
hantait comme un mystere, comme un probleme de psychologie, comme une de
ces questions inexplicables dont la solution nous harcele.
Je ne sais pourquoi, un jour, je m'imaginai que je la retrouverais au
cimetiere Montmartre, et j'y allai. Je m'y promenai longtemps sans
rencontrer d'autres personnes que les visiteurs ordinaires de ce lieu,
ceux qui n'ont pas encore rompu toutes relations avec leurs morts. La
tombe du capitaine tue au Tonkin n'avait pas de pleureuse sur son
marbre, ni de fleurs, ni de couronnes.
Mais comme je m'egarai dans un autre quartier de cette grande ville de
trepasses, j'apercus tout a coup, au bout d'une etroite avenue de croix,
venant vers moi, un couple en grand deuil, l'homme et la femme. O
stupeur! quand ils s'approcherent, je la reconnus. C'etait elle!
Elle me vit, rougit, et, comme je la frolais en la croisant, elle me fit
un tout petit signe, un tout petit coup d'oeil qui signifiaient: "Ne me
reconnaissez pas," mais qui semblaient, dire aussi: "Revenez me voir,
mon cheri."
L'homme etait bien, distingue, chic, officier de la Legion d'honneur,
age d'environ cinquante ans.
Et il la soutenait, comme je l'avais soutenue moi-meme en quittant le
cimetiere.
Je m'en allai stupefait, me demandant ce que je venais de voir, a quelle
race d'etres appartenait cette sepulcrale chasseresse. Etait-ce une
simple fille, une prostituee inspiree qui allait cueillir sur les tombes
les hommes tristes, hantes par une femme, epouse ou maitresse, et
troubles encore du souvenir des caresses disparues. Etait-elle unique?
Sont-elles plusieurs? Est-ce une profession? Fait-on le cimetiere comme
on fait le trottoir? Les Tombales! Ou bien avait-elle eu seule cette
idee admirable, d'une philosophie profonde d'exploiter les regrets
d'amour qu'on ranime en ces lieux funebres? Et j'aurais bien voulu
savoir de qui elle etait veuve, ce jour-la?
SUR L'EAU
J'avais loue, l'ete dernier, une petite maison de campagne au bord de la
Seine, a plusieurs lieues de Paris, et j'allais y coucher tous les
soirs. Je fis, au bout de quelques jours, la connaissance d'un de mes
voisins, un homme de trente a quarante ans, qui etait bien le type le
plus curieux que j'eusse jamais vu. C'etait un vieux canotier, mais un
canotier
|