enrage, toujours pres de l'eau, toujours sur l'eau, toujours
dans l'eau. Il devait etre ne dans un canot, et il mourra bien
certainement dans le canotage final.
Un soir que nous nous promenions au bord de la Seine, je lui demandai de
me raconter quelques anecdotes de sa vie nautique. Voila immediatement
mon bonhomme qui s'anime, se transfigure, devient eloquent, presque
poete. Il avait dans le coeur une grande passion, une passion devorante,
irresistible: la riviere.
--Ah! me dit-il, combien j'ai de souvenirs sur cette riviere que vous
voyez couler la pres de nous! Vous autres, habitants des rues, vous ne
savez pas ce qu'est la riviere. Mais ecoutez un pecheur prononcer ce
mot. Pour lui, c'est la chose mysterieuse, profonde, inconnue, le pays
des mirages et des fantasmagories, ou l'on voit, la nuit, des choses qui
ne sont pas, ou l'on entend des bruits que l'on ne connait point, ou
l'on tremble sans savoir pourquoi, comme en traversant un cimetiere: et
c'est en effet le plus sinistre des cimetieres, celui ou l'on n'a point
de tombeau.
La terre est bornee pour le pecheur, et dans l'ombre, quand il n'y a pas
de lune, la riviere est illimitee. Un marin n'eprouve point la meme
chose pour la mer. Elle est souvent dure et mechante, c'est vrai, mais
elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer; tandis que la
riviere est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule
toujours sans bruit, et ce mouvement eternel de l'eau qui coule est plus
effrayant pour moi que les hautes vagues de l'Ocean.
Des reveurs pretendent que la mer cache dans son sein d'immenses pays
bleuatres, ou les noyes roulent parmi les grands poissons, au milieu
d'etranges forets et dans des grottes de cristal. La riviere n'a que des
profondeurs noires ou l'on pourrit dans la vase. Elle est belle pourtant
quand elle brille au soleil levant et qu'elle clapote doucement entre
ses berges couvertes de roseaux qui murmurent.
Le poete a dit en pariant de l'Ocean:
O flots, que vous savez de lugubres histoires!
Flots profonds, redoutes des meres a genoux,
Vous vous les racontez en montant les marees
Et c'est ce qui vous fait ces voix desesperees
Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous.
Eh bien, je crois que les histoires chuchotees par les roseaux minces
avec leurs petites voix si douces doivent etre encore plus sinistres
que les drames lugubres racontes par les hurlements des vagues.
Mais puisque vous me
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