demandez quelques-uns de mes souvenirs, je vais
vous dire une singuliere aventure qui m'est arrivee ici, il y a une
dizaine d'annees.
J'habitais, comme aujourd'hui, la maison de la mere Lafon, et un de mes
meilleurs camarades, Louis Bernet, qui a maintenant renonce au canotage,
a ses pompes et a son debraille pour entrer au Conseil d'Etat, etait
installe au village de C..., deux lieues plus bas. Nous dinions tous les
jours ensemble, tantot chez lui, tantot chez moi.
Un soir, comme je revenais tout seul et assez fatigue, trainant
peniblement mon gros bateau, un _ocean_ de douze pieds, dont je me
servais toujours la nuit, je m'arretai quelques secondes pour reprendra
haleine aupres de la pointe des roseaux, la-bas, deux cents metres
environ avant le pont du chemin de fer. Il faisait un temps magnifique;
la lune resplendissait, le fleuve brillait, l'air etait calme et doux.
Cette tranquillite me tenta; je me dis qu'il ferait bien bon fumer une
pipe en cet endroit. L'action suivit la pensee; je saisis mon ancre et
la jetai dans la riviere.
Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaine jusqu'au
bout, puis s'arreta; et je m'assis a l'arriere sur ma peau de mouton,
aussi commodement qu'il me fut possible. On n'entendait rien, rien:
parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement presque
insensible de l'eau contre la rive, et j'apercevais des groupes de
roseaux plus eleves qui prenaient des figures surprenantes et semblaient
par moments s'agiter.
Le fleuve etait parfaitement tranquille, mais je me sentis emu par le
silence extraordinaire qui m'entourait. Toutes les betes, grenouilles et
crapauds, ces chanteurs nocturnes des marecages, se taisaient. Soudain,
a ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis: elle se
tut; je n'entendis plus rien, et je resolus de fumer un peu pour me
distraire. Cependant, quoique je fusse un culotteur de pipes renomme, je
ne pus pas; des la seconde bouffee, le coeur me tourna et je cessai. Je
me mis a chantonner; le son de ma voix m'etait penible; alors, je
m'etendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant quelque
temps, je demeurai tranquille, mais bientot les legers mouvements de la
barque m'inquieterent. Il me sembla qu'elle faisait des embardees
gigantesques, touchant tour a tour les deux berges du fleuve; puis je
crus qu'un etre ou qu'une force invisible l'attirait doucement au fond
de l'eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomb
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