etais plus jeune, le monde litteraire m'etait impossible. Je m'y
voyais comme dans une mer, j'y perdais toute personnalite, et j'avais
aussitot un immense besoin de me retrouver seule ou avec des etres
primitifs. Nos paysans d'alors ressemblaient encore pas mal a des
Indiens. A present, ils sont plus civilises et je suis moins sauvage.
N'importe, j'ai encore du plaisir a revoir des gens sans esprit, que
l'on comprend sans effort et que l'on ecoute sans etonnement. Mais je ne
veux pas vous desenchanter de ce qui vous enchante, d'autant plus que je
m'y laisse enchanter aussi; et de tres bon coeur, quand je rentre dans
le courant. Vous subissez le charme de la rue de Courcelles, a ce que
je vois. Ce charme est tres grand, plus soutenu, mais moins intense que
celui du _frere_. Ces deux personnes seront infiniment regrettables, si
la tempete qui s'amasse les emporte loin de nous. Mais que faire? Les
revolutions sont brutales, mefiantes et irreflechies. Je ne sais ou en
sont les idees republicaines. J'ai perdu le fil de ce labyrinthe de
reves, depuis quelques annees. Mon ideal s'appellera toujours
_liberte, egalite, fraternite_! Mais par qui et comment, et _quand_ se
realisera-t-il tant soit peu? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que
partout on entend sortir de la terre et des arbres, et des maisons et
des nuages ce cri: "En voila assez!"
Je suis tentee de demander pourquoi, bien que je voie l'impuissance de
l'idee napoleonienne en face d'une situation plus forte que cette idee;
mais, quand on l'a acclamee et caressee quinze ans, comment fait-on pour
en revenir et s'en degouter en un jour? Notez que ceux qui se plaignent
et se fachent le plus aujourd'hui sont ceux qui, depuis quinze ans, la
defendaient avec le plus d'aprete. Que s'est-il passe dans ces esprits
bouleverses? N'y avait-il, dans leur enthousiasme, qu'une question
d'interet, et la peur est-elle la supreme fantaisie?
Vous ne voyez pas cela a Paris, la ou vous etes _situe_. Ce vieux Senat
vous impose, il vous indigne, et vous applaudissez les libres penseurs
qu'on persecute. En province, on sent que cela ne tient a rien, et,
generalement, on est abattu, parce qu'on meprise le parti du passe et
qu'on redoute celui de l'avenir. Quelle etincelle allumera l'incendie?
un hasard! et quel sera l'incendie? un mystere! Je suis naturellement
optimiste; pourtant j'avoue que, cette fois, je n'ai pas grand espoir
pour une generation qui, depuis quinze ans, supporte les jesuit
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