les esprits; il a
froisse la plaie vive; on s'y est trop reconnu.
Tout le monde, t'adore ici, et on est trop pur de conscience pour se
facher de la verite: nous parlons de toi tous les jours. Hier, Lina
me disait qu'elle admirait beaucoup tout ce que tu fais, mais qu'elle
preferait _Salammbo_ a tes peintures modernes. Si tu avais ete dans un
coin, voici ce que tu aurais entendu d'elle, de moi et des _autres_:
"Il est plus grand et plus gros que la moyenne des etres. Son esprit est
comme lui, hors des proportions communes. En cela, il a du Victor Hugo,
au moins autant que du Balzac; et il est artiste, ce que Balzac n'etait
pas.--Il n'a pas encore donne toute sa voix. Le volume enorme de son
cerveau le trouble. Il ne sait s'il sera poete ou realiste; et, comme il
est l'un et l'autre, ca le gene.--Il faut qu'il se debrouille dans ses
rayonnements. Il voit tout et veut tout saisir a la fois.--Il n'est pas
a la taille du public, qui veut manger par petites bouchees, et que les
gros morceaux etouffent. Mais le public ira a lui, quand meme, quand il
aura compris.--Il ira meme assez vite, si l'auteur _descend_ a vouloir
etre bien compris.--Pour cela, il faudra peut-etre demander quelques
concessions a la paresse de son intelligence.--Il y a a reflechir avant
d'oser donner ce conseil."
Voila le resume de ce qu'on a dit. Il n'est pas inutile de savoir
l'opinion des bonnes gens et des jeunes gens. Les plus jeunes disent que
_l'Education sentimentale_ les a rendus tristes. Ils ne s'y sont pas
reconnus, eux qui n'ont pas encore vecu; mais ils ont des illusions, et
disent: "Pourquoi cet homme si bon, si aimable, si gai, si simple, si
sympathique, veut-il nous decourager de vivre?--C'est mal raisonne, ce
qu'ils disent, mais, comme c'est instinctif, il faut peut-etre en tenir
compte.
Aurore parle de toi et berce toujours ton baby sur son coeur; Gabrielle
appelle Polichinelle _son petit_, et ne veut pas diner s'il n'est
vis-a-vis d'elle. Elles sont toujours nos idoles, ces marmailles.
J'ai recu hier, apres ta lettre d'avant-hier, une lettre de Berton,
qui croit qu'on ne jouera _l'Affranchi_ que du 18 au 20. Attends-moi,
puisque tu peux retarder un peu ton depart. Il fait trop mauvais pour
aller a Croisset; c'est toujours pour moi un effort de quitter mon cher
nid pour aller faire mon triste etat; mais l'effort est moindre quand
j'espere te trouver a Paris.
Je t'embrasse pour moi et pour toute la nichee.
DCCXX
A V
|