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ICTOR HUGO, A GUERNESEY Paris, 2 fevrier 1870. Mon grand ami, je sors de la representation de _Lucrece Borgia_, le coeur tout rempli d'emotion et de joie. J'ai encore dans la pensee toutes ces scenes poignantes, tous ces mots charmants ou terribles, le sourire amer d'Alphonse d'Este, l'arret effrayant de Gennaro, le cri maternel de Lucrece; j'ai dans les oreilles les acclamations de cette foule qui criait: "Vive Victor Hugo!" et qui vous appelait, helas! comme si vous alliez venir, comme si vous pouviez l'entendre. On ne peut pas dire, quand on parle dune oeuvre consacree telle que _Lucrece Borgia:_ "Le drame a eu un immense succes;" mais je dirai: Vous avez eu un magnifique triomphe. Vos amis du _Rappel_, qui sont mes amis, me demandent si je veux etre la premiere a vous donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien, que je le veux! Que ma lettre vous porte donc, cher absent, l'echo de cette belle soiree. Cette soiree m'en a rappele une autre, non moins belle. Vous ne savez pas que j'assistais a la premiere representation de _Lucrece Borgia_,--il y a aujourd'hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour[1]? Je me souviens que j'etais au balcon, et le hasard m'avait placee a cote de Bocage, que je voyais ce jour-la pour la premiere fois. Nous etions, lui et moi, des etrangers l'un pour l'autre: l'enthousiasme commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble; nous disions ensemble: "Est-ce beau!" Dans les entr'actes, nous ne pouvions nous empecher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler reciproquement tel passage ou telle scene. Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion litteraires qui tout de suite vous donnaient la meme ame et creaient comme une fraternite de l'art. A la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique: "Je suis ta mere!" Nos mains furent vite l'une dans l'autre. Elles y sont restees jusqu'a la mort de ce grand artiste, de ce cher ami. J'ai revu aujourd'hui _Lucrece Borgia_ telle que je l'avais vue alors. Le drame n'a pas vieilli d'un jour; il n'a pas un pli, pas une ride. Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros, est restee absolument intacte et pure. Et puis vous avez touche la, vous avez exprime la, avec votre incomparable magie, le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles: vous avez incarne et realise "la mere". C'est eternel comme le coeur. _Lucrece Borgia_ e
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