l'oeuvre. En six semaines, votre nouveau
drame est ecrit, appris, repete, joue. Et, le 2 fevrier 1833, deux
mois apres la bataille du _Roi s'amuse_, la premiere representation
de _Lucrece Borgia_ est la plus eclatante victoire de votre carriere
dramatique.
Il est tout simple que cette oeuvre d'une seule venue soit solide,
indestructible et a jamais durable, et qu'on l'ait applaudie hier comme
on l'avait applaudie il y a quarante ans, comme on l'applaudira dans
quarante ans encore, comme on l'applaudira toujours.
L'effet, tres grand des le premier acte, a grandi de scene en scene, et
a eu, au dernier acte, toute son explosion.
Chose etrange! ce dernier acte, on le connait, on le sait par coeur, on
attend l'entree des moines, on attend l'apparition de Lucrece Borgia, on
attend le coup de couteau de Gennaro.
Eh bien, on est pourtant saisi, terrifie, haletant, comme si on ignorait
tout ce qui va se passer; la premiere note du _De Profundis_ coupant la
chanson a boire vous fait passer un frisson dans les veines; on espere
que Lucrece Borgia sera reconnue et pardonnee par son fils, on espere
que Gennaro ne tuera pas sa mere. Mais non, vous ne voudrez pas, maitre
inflexible: il faut que le crime soit expie, il faut que le parricide
aveugle chatie et venge tous ces forfaits, aveugles aussi peut-etre.
Le drame a ete admirablement monte et joue sur ce theatre, ou il se
retrouvait chez lui.
Madame Laurent a ete vraiment superbe dans Lucrece. Je ne meconnais
pas les grandes qualites de beaute, de force et de race que possedait
mademoiselle Georges; mais j'avouerai que son talent ne m'emouvait que
quand j'etais emue par la situation meme. Il me semble que Marie Laurent
me ferait pleurer a elle seule. Elle a eu, comme mademoiselle Georges,
au premier acte, son cri terrible de lionne blessee: "Assez! assez!"
Mais, au dernier acte, quand elle se traine aux pieds de Gennaro, elle
est si humble, si tendre, si suppliante; elle a si peur, non d'etre
tuee, mais d'etre tuee par son fils, que tous les coeurs se fondent
comme le sien et avec le sien. On n'osait pas applaudir, on n'osait pas
bouger, on retenait son souffle. Et puis toute la salle s'est levee pour
la rappeler et pour l'acclamer en meme temps que vous.
Vous n'avez jamais eu un Alphonse d'Este aussi vrai et aussi beau que
Melingue. C'est un Bonington, ou mieux, c'est un Titien vivant. On n'est
pas plus prince et prince italien, prince du XVIe siecle. Il est feroce
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