grin, c'est
toujours comme cela. Cette brusque separation a ete triste, ma pauvre
Lina pleurant de quitter ses filles et pleurant de ne pas etre aupres de
son pere. On m'a laisse les enfants, que je quitte a peine et qui ne me
laissent travailler que quand ils dorment; mais je suis encore heureuse
d'avoir ce soin sur les bras pour me consoler. J'ai tous les jours,
en deux heures, par telegramme, des nouvelles de Milan. Le malade est
mieux; mes enfants ne sont encore qu'a Turin aujourd'hui et ne savent
pas encore ce que je sais ici. Comme ce telegraphe change les notions de
la vie, et, quand les formalites et formules seront encore simplifiees,
comme l'existence sera pleine de faits et degagee d'incertitudes!
Aurore, qui vit d'adorations sur les genoux de son pere et de sa mere et
qui pleure tous les jours quand je m'absente, n'a pas demande une seule
fois ou ils etaient. Elle joue et rit, puis s'arrete; ses grands beaux
yeux se fixent, elle dit: _Mon pere_? Une autre fois, elle dit: _Maman_?
Je la distrais, elle n'y songe plus, et puis elle recommence. C'est tres
mysterieux, les enfants! ils pensent sans comprendre. Il ne faudrait
qu'une parole triste pour faire sortir son chagrin. Elle le porte sans
savoir. Elle me regarde dans les yeux pour voir si je suis triste ou
inquiete; je ris et elle rit. Je crois qu'il faut tenir la sensibilite
endormie le plus longtemps possible et qu'elle ne me pleurerait jamais
si on ne lui parlait pas de moi.
Quel est ton avis, a toi qui as eleve une niece intelligente et
charmante? Est-il bon de les rendre aimants et tendres de bonne
heure? J'ai cru cela autrefois: j'ai eu peur en voyant Maurice trop
impressionnable et Solange trop le contraire et reagissant. Je voudrais
qu'on ne montrat aux petits que le doux et le bon de la vie, jusqu'au
moment ou la raison peut les aider a accepter ou a combattre le mauvais.
Qu'est-ce que tu en dis?
Je t'embrasse et te demande de me dire quand tu iras a Paris, mon voyage
etant retarde, vu que mes enfants peuvent etre un mois absents. Je
pourrai peut-etre me trouver avec toi a Paris.
TON VIEUX SOLITAIRE.
Quelle admirable definition je retrouve avec surprise dans le fataliste
Pascal:
"La nature agit par progres, _itus et reditus_. Elle passe et revient,
puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais."
Quelle maniere de dire, hein? Comme la langue flechit, se faconne,
s'assouplit et se condense sous cette patte grandiose!
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