DCXCV
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS.
Nohant, 12 mars 1869
Mourir, sans souffrance, en dormant, c'est la plus belle mort, et c'est
celle de Calamatta. Apoplexie sereuse, et puis une maladie dont il
n'a pas su la gravite et qui ne le faisait pas souffrir. Mes enfants
reviennent; Maurice a raison de ramener tout de suite ma pauvre Lina
aupres de ses filles. La nature veut qu'elle soit heureuse de les
revoir.
Mourir ainsi, ce n'est pas mourir, c'est changer de place au gre de la
locomotive. Moi qui ne crois pas a la mort, je dis: "Qu'importe tot ou
tard!" Mais le depart, indifferent pour les partants, change souvent
cruellement la vie de ceux qui restent, et je ne veux pas que ceux que
j'aime meurent avant moi qui suis toujours prete et qui ne regimberai
que si je n'ai pas ma tete. Je ne crains que les infirmites qui font
durer une vie inutile et a charge aux plus devoues. Calamatta, qui
s'etait garde extraordinairement jeune et actif a soixante-neuf ans,
craignait aussi cela plus que la mort. Il a ete, dans les derniers
jours, menace de paralysie. Si on lui eut donne a choisir, il eut choisi
ce que la destinee lui a envoye. Il a eu sa grandeur aussi, celui-la,
par le respect et l'amour de l'art serieux. Il avait a cet egard des
convictions respectables par leur inflexibilite. Il ne comprenait la vie
que sous un aspect, qui n'est peut-etre pas la vie, et il la cherchait
avec anxiete et entetement, tout cela ennobli par la sincerite, le
talent reel et la volonte, interessant et irritant, sec et tendre,
personnel et devoue; des contrastes qui s'expliquaient par un idealisme
incomplet et douloureux. Manque d'education premiere dans l'art comme
dans la societe; un vrai produit de Rome, un descendant de ceux qui ne
voyaient qu'eux dans l'univers et qui avaient raison a leur point de
vue.
Moi, je voudrais mourir apres quelques annees ou j'aurais eu le loisir
d'ecrire pour moi seule et quelques amis. Il me faudrait un editeur qui
me fit vingt mille livres de rente pour subvenir a toutes mes charges;
mais je ne saurai pas le trouver et je mourrai en tournant ma roue de
pressoir. Je m'en console en me disant que ce que j'ecrirais ne vaudrait
peut-etre pas la peine d'etre ecrit. C'est egal; si vous me trouvez, cet
editeur, pour l'annee prochaine, prenez-le aux cheveux.
Vous tracez pour vous un ideal de bonheur que vous pouvez, ce me semble,
realiser demain si bon vous semble. Ma
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