un enjouement voulu qui pouvait tromper un
indifferent, mais non un pere; aussi l'ecoutait-il emu et angoisse, sans
penser a manger, ne la quittant pas des yeux, cherchant a lire en elle
et a apprecier la gravite de l'etat que ces paroles lui revelaient.
Madame Barincq en descendant de sa chambre les interrompit:
--Comment! s'ecria-t-elle en trouvant son mari attable, tu n'as pas
encore fini! et toi, Anie, tu bavardes avec ton pere au lieu de le
presser de manger.
--J'ai fini, dit il en s'emplissant la bouche.
--Eh bien, range ton assiette, que Barnabe trouve tout en ordre, et va
t'habiller, tu ne seras jamais pret; n'entre pas dans la chambre, ta
chemise et tes vetements sont dans le debarras.
--Je te nouerai ta cravate, dit Anie.
--Est-ce que tu crois que je n'ai pas le temps de fumer une pipe?
demanda-t-il en s'adressant a sa femme.
--Il ne manquerait plus que ca.
--Dans le jardin?
--Devant la colere de sa mere, Anie intervint.
--On peut arriver d'un moment a l'autre, dit-elle.
--Alors je vais m'habiller.
--Il y a longtemps que cela devrait etre fait, dit madame Barincq.
A ce moment on entendit un bruit de pas lourds, ecrasant le gravier du
chemin, et Barnabe parut sur le seuil du hall, tenant a la main un
papier bleu.
--Une depeche qui vient d'arriver, et que la concierge m'a remise pour
vous, monsieur Barincq, dit-il.
Mais ce fut madame Barincq qui la prit et l'ouvrit.
--Qui nous manque de parole? demanda Anie.
--Ce n'est pas d'un invite, dit madame Barincq apres un moment de
silence.
--Alors?
Au lieu de repondre a sa fille, elle se tourna vers son mari.
--Ton frere est mort.
Elle lui tendit la depeche:
--Gaston! s'ecria-t-il d'une voix qui se brisa dans sa gorge.
Ce fut d'une main tremblante qu'il prit la depeche.
"Triste nouvelle a t'apprendre; Gaston mort subitement a quatre
heures d'une embolie; funerailles fixees a apres-demain, onze
heures, sauf contre-ordre; fais faire invitations en ton nom.
REBENACQ."
--Mon pauvre Gaston, dit-il en se laissant tomber sur une chaise.
Sa femme le regarda avec un etonnement mele de colere.
--Tu vas pleurer ton frere, maintenant, dit-elle, un egoiste, avec qui
tu es fache depuis dix-huit ans et dont tu n'herites pas.
--Il n'en est pas moins mon frere; dix-huit annees de brouille
n'effacent pas quarante ans d'amitie fraternelle.
--Elle a ete jolie l'amitie fraternelle, qui nous a abandonnes le
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