nous laissa pas seuls une minute... Rappelez-vous: tout de suite apres
diner, l'oncle se remit a sa grammaire espagnole, la tante essuyait son
argenterie, et tous deux ils nous epiaient du coin de l'oeil... L'heure
du depart arriva, sans que nous eussions rien pu nous dire.
Aussi le petit Chose avait le coeur bien gros, quand il sortit de chez
l'oncle Baptiste; et en s'en allant, tout seul, dans l'ombre de la
grande avenue qui mene au chemin de fer, il se jura deux ou trois fois
tres solennellement de se conduire desormais comme un homme et de ne
plus songer qu'a reconstruire le foyer.
DEUXIEME PARTIE
I
MES CAOUTCHOUCS
Quand je vivrais aussi longtemps que mon oncle Baptiste, lequel doit
etre a cette heure aussi vieux qu'un vieux baobab de l'Afrique centrale,
jamais je n'oublierai mon premier voyage a Paris en wagon de troisieme
classe.
C'etait dans les derniers jours de fevrier; il faisait encore tres
froid. Au-dehors, un ciel gris, le vent, le gresil, les collines
chauves, des prairies inondees, de longues rangees de vignes mortes;
au-dedans des matelots ivres qui chantaient, de gros paysans qui
dormaient la bouche ouverte comme des poissons morts, de petites
vieilles avec leurs cabas, des enfants, des puces, des nourrices, tout
l'attirail du wagon des pauvres avec son odeur de pipe, d'eau-de-vie, de
saucisse a l'ail et de paille moisie. Je crois y etre encore.
En partant, je m'etais installe dans un coin, pres de la fenetre, pour
voir le ciel; mais, a deux lieues de chez nous, un infirmier militaire
me prit ma place, sous pretexte d'etre en face de sa femme, et voila le
petit Chose, trop timide pour oser se plaindre, condamne a faire deux
cents lieues entre ce gros vilain homme qui sentait la graine de lin et
un grand tambour-major de Champenoise qui, tout le temps, ronfla sur son
epaule.
Le voyage dura deux jours. Je passai ces deux jours a la meme place,
immobile entre mes deux bourreaux, la tete fixe et les dents serrees.
Comme je n'avais pas d'argent ni de provisions, je ne mangeai rien de
toute la route. Deux jours sans manger, c'est long! Il me restait bien
encore une piece de quarante sous, mais je la gardais precieusement pour
le cas ou, en arrivant a Paris, je ne trouverais pas l'ami Jacques a la
gare, et malgre la faim j'eus le courage de n'y pas toucher. Le diable
c'est qu'autour de moi on mangeait beaucoup dans le wagon. J'avais
sous mes jambes un grand coquin de panier tres lourd
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