--Parce que M. de La Grange vous aime. C'est la force des choses; le
jour ou je vous ai vu lui sourire avec trop de douceur, j'ai senti mon
coeur battre pour vous.
--Et moi je n'aime ni M. de La Grange ni vous. Depuis hier je suis
resolue a retourner au couvent; j'ai joue la comedie des autres, mais
j'ai peur que ma comedie a moi ne soit un drame.
Henry voulut continuer la conversation, mais Lucia l'arreta court en
parlant haut a sa voisine de campagne. Le lieutenant eut beau faire, il
n'obtint pas un mot de plus. Il partit deux heures apres, emmene par le
cure qui le pria de le reconduire au presbytere.
VII
Pendant quelques jours, Lucia fut toute en priere; elle fit le voyage
d'Orleans pour embrasser la superieure du couvent et lui annoncer que
sous peu de jours elle allait rentrer en grace; ce qui fut une grande
joie parmi ses compagnes.
Mais, comme disait encore le livre qu'elle avait ouvert la nuit de la
vision: "Nul n'est "maitre de sa destinee, parce que tout le monde obeit
aux ames en peine qui ont la mission de nous conduire a travers tous les
perils de la vie."
Voici ce qui se passa: Un matin Lucia recut une lettre de sa cousine qui
lui apprenait sans preambule que son joli amoureux, M. de La Grange,
venait d'etre a peu pres tue en duel par Henry Malville.
Mlle d'Harcours croyait avoir vaincu sa passion; mais elle reconnut que
c'etait sa passion qui l'avait vaincue. Le nom M. de La Grange passa
vingt fois sur ses levres, vingt fois elle essuya ses yeux sans savoir
qu'elle pleurait.
Pourquoi M. de La Grange et M. Henry Malville s'etaient-ils battus? on
ne le disait pas, ou plutot on disait que c'etait pour une comedienne.
Or la comedienne, c'etait Lucia.
Lucia ne se demanda pas le nom de celle qui avait mis l'epee a la main.
Son coeur lui dit que c'etait elle, car elle n'avait pas oublie les
regards de travers que se jetaient les deux jeunes gens quand elle
repetait son role devant eux.
Lucia etait de celles qui devinent tout.
Une heure apres, elle prenait, a Orleans, le train de Paris et
descendait a l'hotel du Louvre. "La, dit-elle, il n'y a que des
etrangers, on ne me reconnaitra pas."
Mlle Agnes eut beau lui precher qu'elle devait descendre chez sa
tante, elle n'en fit rien, la force de son amour brisait tout. Elle ne
craignait pas qu'on l'accusat de folie, tant son coeur etait pur; aussi,
le soir meme, elle allait seule, toute seule, sonner a la porte du
blesse. Elle croyai
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