er de l'avoir vue une seule fois rire ou chanter au
rouet, et non seulement depuis la mort d'Eyrnaud, mais meme auparavant.
Une ride, creuse comme une orniere, lui fait deux fronts sous un seul
bonnet. Et ils ne savent pas, les gars, ils n'ont jamais su la cause de
sa melancolie. Eyrnaud non plus, ne l'a pas sue, le pauvre cher homme!
Quand, de son vivant, il la surprenait les yeux perdus, l'ouie tendue
au bruit des chemins et l'ame toute hors du corps, il soupirait et lui
disait:
--A la fin des fins, Jacquemine, tu n'es donc pas heureuse?
--Tres heureuse, Pierre, tout va bien.
Mais elle repartait a rever. Alors, il branlait de la tete et s'en
allait fumer sa pipe au bord de la canarderie.
Une seule chose la tirait de son brouillard. Regulierement, aux temps de
la moisson, quand on embauche des gars pour les travaux de la recolte,
elle s'activait. C'etait elle qui recevait ceux qui venaient se proposer
a la ferme, qui traitait avec eux et leur versait la bolee de cidre.
Elle les examinait longuement, anxieusement, les tatait et les faisait
causer. Ceux qui avaient vingt ans etaient tous pris et acceptes,
fussent-ils ivrognes averes et faineants reconnus. S'ils n'avaient pas
d'outils, elle leur en procurait, et s'ils prolongeaient plus que
de raison la sieste de quatre heures, elle empechait Eyrnaud de les
malmener.
Un jour, il en vint un qui etait faible et contrefait, un pauvre "diot"
comme on dit ici, plus propre a mendier son pain qu'a le gagner.
--D'ou es-tu? lui demanda Jacquemine.
--De Saint-Brieuc.
--Ton nom?
--Je n'en ai pas. Je sommes enfant trouve.
--Sors-tu de l'asile?
--Da, j'en sortions, comme vous me voyez.
L'infortune avait les vingt ans requis. La fermiere devint pale et
s'accrocha a la table pour ne pas defaillir.
--Je te garde, lui dit-elle, tu vas rester ici, et je te nourrirai.
Elle s'empara du "diot", le decrassa, l'habilla et le fit coucher dans
sa chambre. Il resta un mois entier a la Ville-Eyrnaud, inutile et beat;
il y serait encore si Eyrnaud ne l'avait, un soir, remis sur le chemin
de Saint-Brieuc. Il retourna a l'asile, et il conta son aventure aux
Enfants-Trouves.
De telle sorte qu'a l'aout suivant, il amenait quatre camarades a
l'embauchage. Mais comme, sur le nombre, il n'y en avait que deux qui
eussent vingt et un ans, elle envoya les deux plus jeunes a la fauche et
ne garda dans la ferme que les deux autres. Quinze jours, ils y vecurent
comme coqs en pa
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