le autrefois tres souple et tres mince.
Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans etre mechant, la
rudoyait comme rudoient sans colere et sans haine les despotes en
boutique pour qui commander equivaut a jurer. Devant tout etranger il
se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs
terribles, bien qu'il eut peur de tout le monde. Elle, par horreur du
bruit, des scenes, des explications inutiles, cedait toujours et ne
demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps,
prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie
cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau.
Depuis le depart elle s'abandonnait tout entiere, tout son esprit et
toute sa chair, a ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point,
elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les esperances, il lui
semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de
moelleux, de fluide, de delicieux, qui la bercait et l'engourdissait.
Quand le pere commanda le retour: "Allons, en place pour la nage!" elle
sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, oter leurs jaquettes et
relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.
Pierre, le plus rapproche des deux femmes, prit l'aviron de tribord,
Jean l'aviron de babord, et ils attendirent que le patron criat: "Avant
partout!" car il tenait a ce que les manoeuvres fussent executees
regulierement.
Ensemble, d'un meme effort, ils laisserent tomber les rames puis se
coucherent en arriere en tirant de toutes leurs forces; et une lutte
commenca pour montrer leur vigueur. Ils etaient venus a la voile tout
doucement, mais la brise etait tombee et l'orgueil de males des deux
freres s'eveilla tout a coup a la perspective de se mesurer l'un contre
l'autre.
Quand ils allaient pecher seuls avec le pere, ils ramaient ainsi
sans que personne gouvernat, car Roland preparait les lignes tout en
surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou
d'un mot: "Jean, mollis."--"A toi, Pierre, souque." Ou bien il disait:
"Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras."
Celui qui revassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait
moins ardent, et le bateau se redressait.
Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre
etaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et
blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles qui roulait sous la
peau.
Pierre
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