nnaissance dans la boutique,
n'est-ce pas, Louise? Il etait venu commander quelque chose, et puis
il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le
connaitre comme ami.
Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un a un avec une
pointe de sa fourchette, comme s'il les eut embroches, reprit:
--A quelle epoque ca s'est-il fait, cette connaissance-la?
Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit
appel a la memoire de sa femme:
--En quelle annee, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublie, toi qui
as un si bon souvenir? Voyons, c'etait en ... en ... en cinquante-cinq
ou cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi?
Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sure et tranquille:
--C'etait en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je
suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'annee ou l'enfant
eut la fievre scarlatine, et Marechal, que nous connaissions encore tres
peu, nous a ete d'un grand secours.
Roland s'ecria:
--C'est vrai, c'est vrai, il a ete admirable, meme! Comme ta mere n'en
pouvait plus de fatigue et que moi j'etais occupe a la boutique, il
allait chez le pharmacien chercher tes medicaments. Vraiment, c'etait un
brave coeur. Et quand tu as ete gueri, tu ne te figures pas comme il fut
content et comme il t'embrassait. C'est a partir de ce moment-la que
nous sommes devenus de grands amis.
Et cette pensee brusque, violente, entra dans l'ame de. Pierre comme une
balle qui troue et dechire: "Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut
si devoue pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je
suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il
laisse toute sa fortune a mon frere et rien a moi?"
Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbe plutot que
songeur, gardant en lui une inquietude nouvelle, encore indecise, le
germe secret d'un nouveau mal.
Il sortit de bonne heure et se remit a roder par les rues. Elles etaient
ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauseabonde
la nuit. On eut dit une fumee pestilentielle abattue sur la terre. On
la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait eteindre par
moments. Les paves des rues devenaient glissants comme par les soirs de
verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre
des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des egouts, des cuisines
pauvres, pour s
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