il etait
encore inadmissible que leur mere continuat a demeurer sous le meme toit
que son fils aine.
Et longtemps il medita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant
des combinaisons sans trouver rien qui put le satisfaire.
Mais une idee soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait recue, un
honnete homme la garderait-il?
Il se repondit: "Non" d'abord, et se decida a la donner aux pauvres.
C'etait dur, tant pis, il vendrait son mobilier et travaillerait comme
un autre, comme travaillent tous ceux qui debutent. Cette resolution
virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser
son front contre les vitres. Il avait ete pauvre, il redeviendrait
pauvre. Il n'en mourrait pas, apres tout. Ses yeux regardaient le bec de
gaz qui brulait en face de lui de l'autre cote de la rue. Or, comme une
femme attardee passait sur le trottoir, il songea brusquement a Mme
Rosemilly, et il recut au coeur la secousse des emotions profondes nees
en nous d'une pensee cruelle. Toutes les consequences desesperantes de
sa decision lui apparurent en meme temps. Il devrait renoncer a epouser
cette femme, renoncer au bonheur, renoncer a tout. Pouvait-il agir
ainsi, maintenant qu'il s'etait engage vis-a-vis d'elle? Elle l'avait
accepte le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais
avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne
valait-il pas mieux garder cet argent comme un depot qu'il restituerait
plus tard aux indigents?
Et dans son ame ou l'egoisme prenait des masques honnetes, tous les
interets deguises luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers
cedaient la place aux raisonnements ingenieux, puis reparaissaient, puis
s'effacaient de nouveau.
Il revint s'asseoir, cherchant un motif decisif, un pretexte
tout-puissant pour fixer ses hesitations et convaincre sa droiture
native. Vingt fois deja il s'etait pose cette question: "Puisque je suis
le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas
naturel que j'accepte aussi son heritage?" Mais cet argument ne pouvait
empecher le "non" murmure par la conscience intime.
Soudain il songea: "Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais
cru etre mon pere, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son
vivant, ni apres sa mort. Ce ne serait ni digne ni equitable. Ce serait
voler mon frere."
Cette nouvelle maniere de voir l'ayant soulage, ayant apaise sa
conscience, il retourna vers la fenetre.
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