re ami.
Le vieux demeurait atterre, sentant crouler son dernier espoir, et il se
revolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui
il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi.
Il bredouilla:
--Mais vous n'allez pas me trahir a votre tour, vous?
Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser:
--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouve a me caser ici et je
pars comme medecin sur un paquebot transatlantique.
--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider a vivre!
--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-meme. Je n'ai pas un sou de
fortune.
Marowsko repetait:
--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'a mourir de
faim, moi. A mon age, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre
vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal.
Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il
n'avait pu faire autrement; le Polonais n'ecoutait point, revolte de
cette desertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute a des
evenements politiques:
--Vous autres Francais, vous ne tenez pas vos promesses.
Alors Pierre se leva, froisse a son tour, et le prenant d'un peu haut:
--Vous etes injuste, pere Marowsko. Pour se decider a ce que j'ai fait,
il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir.
J'espere que je vous retrouverai plus raisonnable.
Et il sortit.
--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincere.
Sa pensee cherchait, allant a tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il
avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages defilant
dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait
soupconner sa mere.
Il hesita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain,
se decidant, il pensa: "Elle avait raison, apres tout." Et il s'orienta
pour retrouver sa rue.
La brasserie etait, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de
fumee. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'etait un jour
de fete, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-meme servait,
courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant
pleins de mousse.
Quand Pierre eut trouve une place, non loin du comptoir, il attendit,
esperant que la bonne le verrait et le reconnaitrait.
Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'oeil, trottant
menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil
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