"Oui, se disait-il, il faut que je renonce a l'heritage de ma famille,
que je le laisse a Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant
de son pere. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde
l'argent de mon pere a moi?"
Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'etant
decide a l'abandonner integralement, il consentit donc et se resigna
a garder celle de Marechal, car en repoussant l'une et l'autre il se
trouverait reduit a la pure mendicite.
Cette affaire delicate une fois reglee, il revint a la question de la
presence de Pierre dans la famille. Comment l'ecarter? Il desesperait de
decouvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au
port sembla lui jeter une reponse en lui suggerant une idee.
Alors il s'etendit tout habille sur son lit et revassa jusqu'au jour.
Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'execution de son projet
etait possible. Puis, apres quelques demarches et quelques visites, il
se rendit a la maison de ses parents. Sa mere l'attendait enfermee dans
sa chambre.
--Si tu n'etais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais ose descendre.
On entendit aussitot Roland qui criait dans l'escalier:
--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien!
On ne repondit pas, et il hurla:
--Josephine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites?
La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol:
--V'la, M'sieu, que qui faut?
--Ou est Madame?
--Madame est en haut avec M'sieu Jean!
Alors il vocifera en levant la tete vers l'etage superieur:
--Louise?
Mme Roland entr'ouvrit la porte et repondit:
--Quoi? mon ami.
--On ne mange donc pas, nom d'un chien!
--Voila, mon ami, nous venons. Et elle descendit, suivie de Jean.
Roland s'ecria en apercevant le jeune homme:
--Tiens, te voila, toi! Tu t'embetes deja dans ton logis.
--Non, pere, mais j'avais a causer avec maman ce matin.
Jean s'avanca, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur
ses doigts l'etreinte paternelle du vieillard, une emotion bizarre et
imprevue le crispa, l'emotion des separations et des adieux sans espoir
de retour.
Mme Roland demanda:
--Pierre n'est pas arrive?
Son mari haussa les epaules:
--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commencons sans lui.
Elle se tourna vers Jean:
--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ca le blesse quand on ne
l'attend pas.
--Oui, maman, j'y vais. Et le jeune homme sorti
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