poussa une clameur
dechirante.
Pierre gagna la jetee a grands pas, ne pensant plus a rien, satisfait
d'entrer dans ces tenebres lugubres et mugissantes.
Lorsqu'il se fut assis a l'extremite du mole, il ferma les yeux pour ne
point voir les foyers electriques, voiles de brouillard, qui rendent
le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetee sud,
qu'on distinguait a peine cependant. Puis se tournant a moitie, il posa
ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains.
Sa pensee, sans qu'il prononcat ce mot avec ses levres, repetait comme
pour l'appeler, pour evoquer et provoquer son ombre: "Marechal...
Marechal." Et dans le noir de ses paupieres baissees, il le vit tout a
coup tel qu'il l'avait connu. C'etait un homme de soixante ans, portant
en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils epais, tout blancs aussi.
Il n'etait ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et
doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave etre, simple et tendre.
Il appelait Pierre et Jean "mes chers enfants", n'avait jamais paru
preferer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble a diner.
Et Pierre, avec une tenacite de chien qui suit une piste evaporee, se
mit a rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards
de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu a peu, tout
entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait a
sa table, son frere et lui.
Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis
bien longtemps sans doute, l'habitude de dire "monsieur Pierre" et
"monsieur Jean".
Marechal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite a l'un, la
gauche a l'autre, au hasard de leur entree.
--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos
parents? Quant a moi, ils ne m'ecrivent jamais.
On causait, doucement et familierement, de choses ordinaires. Rien de
hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'amenite, de
charme et de grace. C'etait certainement pour eux un bon ami, un de ces
bons amis auxquels on ne songe guere parce qu'on les sent tres surs.
Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le voyant
soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvrete d'etudiant, Marechal
lui avait offert et prete, spontanement, de l'argent, quelques centaines
de francs peut-etre, oubliees par l'un et par l'autre et jamais rendues.
Donc cet homme l'aimait toujours, s'interessait toujours a lui,
puisqu'
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