s affectueux, le plus tendre des peres. Grand, fier,
portant dans sa personne et ses manieres l'elegance native de sa race,
il s'habillait comme le commissionnaire du coin, remplacant seulement
le velours bleu par le velours marron, couleur moins frivole. Habitant
Clamart depuis vingt ans, il n'etait jamais venu a Paris qu'a pied,
et les seules concessions qu'il accordat au superflu ou au bien-etre
consistaient l'hiver, a faire le chemin en sabots, l'ete a porter sa
veste sur son bras.
Ainsi organise, il lui fallait des disciples, et il en cherchait
partout, dans les rues, ou il retenait par le bouton les gens qu'il
avait pu agripper sous les arbres du Luxembourg, et le mercredi chez
son ami, son vieux camarade Crozat. Combien n'en avait-il pas eu! Par
malheur, la plupart avaient mal tourne; quelques-uns etaient devenus
ministres; d'autres s'etaient laisses ensevelir dans les hautes places
de la magistrature inamovible; il y en avait qui remuaient des millions;
deux etaient a Noumea; l'un prechait dans la chaire de Notre-Dame.
Une apres-midi d'octobre, la petite salle etait pleine; la fin des
vacances avait ramene les habitues et pour la premiere fois on se
trouvait a peu pres en nombre pour ouvrir une discussion utile. Crozat,
pres de la porte, souriait aux arrivants en donnant des poignees de main
"retour de vacances"; et Brigard, son chapeau de feutre mou sur la tete,
presidait, assiste de ses deux disciples preferes en ce moment, l'avocat
Nougarede et le poete Glady qui, eux, ne tourneraient pas mal, il en
etait certain.
A la verite, pour ceux qui savaient regarder et voir, la mine bleme de
Nougarede, ses levres minces, ses yeux inquiets et une austerite de
tenue et de manieres qui jurait avec ses vingt-six ans, faisaient croire
a un ambitieux plutot qu'a un apotre. De meme, quand on savait que Glady
etait proprietaire d'une belle maison a Paris et d'immeubles en province
qui lui rapportaient une centaine de mille francs de rente, on imaginait
difficilement qu'il continuat le pere Brigard.
Mais voir n'etait pas la faculte dominante de Brigard, c'etait
raisonner, et le raisonnement lui disait que l'ambition ferait bientot
de Nougarede un depute, comme la fortune ferait un jour de Glady un
academicien, et alors, bien qu'il detestat les assemblees autant que
les academies, ils auraient deux tribunes elevees d'ou la bonne parole
tomberait sur la foule avec plus de poids. On pouvait compter sur eux.
Quand Nougare
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